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«Il y en a une qui tolère la polygamie: une autre va plus loin: elle pose en principes et met en pratique la communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes.

«Il est défendu à nos prêtres d'écrire, même des chroniques: à chaque instant un paysan interprète un passage de la Bible, qui, pris isolément et appliqué à faux, donne aussitôt lieu à une nouvelle hérésie, calviniste le plus souvent. Quand le pope du village s'en aperçoit, l'hérésie a déjà gagné une partie des habitants de la commune, et grâce à l'opiniâtreté de l'ignorance, elle s'est même enracinée jusque chez les voisins: si le pope crie, aussitôt les paysans infectés sont envoyés en Sibérie, ce qui ruine le seigneur, lequel, s'il est prévoyant, fait taire le pope par plus d'un moyen; et quand, malgré tant de précautions, l'hérésie arrive au point d'éclater aux yeux de l'autorité suprême, le nombre des dissidents est si considérable qu'il n'est plus possible d'agir: la violence ébruiterait le mal sans l'étouffer, la persuasion ouvrirait la porte à la discussion, le pire des maux aux yeux du gouvernement absolu; on n'a donc recours qu'au silence qui cache le mal sans le guérir, et qui, au contraire, le favorise.

«C'est par les divisions religieuses que périra l'Empire russe; aussi, nous envier, comme vous le faites, la puissance de la foi, c'est nous juger sans nous connaître!!»

Telle est l'opinion des hommes les plus clairvoyants et les plus sincères que j'aie rencontrés en Russie…

Un étranger digne de foi, établi depuis longtemps à Moscou, vient aussi de me raconter qu'un marchand de Pétersbourg le fit dîner, il y a quelques années, avec ses trois femmes; non pas ses concubines, ses femmes légitimes: ce marchand était un dissident, sectateur secret d'une nouvelle église. Je pense que les enfants que lui ont donnés ses trois épouses n'ont pas été reconnus pour légitimes par l'État, mais sa conscience de chrétien était tranquille.

Si je tenais ce fait d'un homme du pays, je ne vous le raconterais pas, car vous savez qu'il est des Russes qui s'amusent à mentir pour dérouter les voyageurs trop curieux et trop crédules, ce qui ne laisse pas que d'entraver un métier difficile partout pour qui veut l'exercer en conscience, mais plus difficile ici que partout ailleurs: le métier d'observateur.

Le corps des négociants est très-puissant, très-ancien et très-considéré à Moscou; l'existence de ces riches trafiquants rappelle la condition des marchands de l'Asie: nouveau rapport entre les mœurs moscovites et les usages de l'Orient, si bien retracés dans les contes arabes. Il y a tant de points de ressemblance entre Moscou et Bagdad, que lorsqu'on voyage en Russie, on perd la curiosité de voir la Perse: on la connaît.

J'ai assisté à une fête populaire autour du monastère de Devitscheipol. Là les acteurs sont des soldats et des mugics; les spectateurs sont des gens du monde qui ne laissent pas que d'y venir en grand nombre. Les tentes et les baraques où l'on boit sont plantées près du cimetière: le culte des morts sert de prétexte au plaisir du peuple. La fête a lieu en commémoration de je ne sais quel saint dont on visite scrupuleusement les reliques et les images entre deux libations de kwass. Il se fait ce soir-là une consommation fabuleuse de cette boisson nationale.

La Vierge miraculeuse de Smolensk, d'autres disent sa copie, est conservée dans ce couvent qui renferme huit églises.

Vers la fin du jour, je suis entré dans la principale; elle m'a paru imposante: l'obscurité ajoutait à l'impression du lieu. Les nonnes ont le soin d'orner les autels de leurs chapelles, et elles s'acquittent très-exactement de ce devoir, le plus facile de leur état, sans doute; quant aux devoirs les plus difficiles, ils sont, à ce qu'on m'assure, assez mal observés, car s'il en faut croire des personnes bien instruites, la conduite des religieuses de Moscou n'est rien moins qu'édifiante.

Cette église renferme les tombeaux de plusieurs Czarines et princesses, notamment celui de l'ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand, et le tombeau de la Czarine Eudoxie, la première épouse de ce prince. Cette malheureuse femme répudiée, je crois, en 1696, fut forcée de prendre le voile à Sousdal.

L'Église catholique a tant de respect pour l'indissoluble nœud du mariage, qu'elle ne permet à une femme mariée de se faire religieuse que lorsque son époux entre en même temps dans les ordres ou prononce comme elle des vœux monastiques. Telle est la règle; mais chez nous comme ailleurs, les lois ont souvent plié sous les intérêts; toutefois, l'histoire atteste que le clergé catholique est encore celui qui, dans le monde entier, sait le mieux défendre les droits sacrés de l'indépendance religieuse contre les usurpations de la politique humaine.

L'Impératrice nonne mourut à Moscou, au monastère de Devitscheipol, en 1731.

Le préau de l'église est en partie consacré au cimetière qui est beau. En général, les couvents russes ont plutôt l'air d'une agglomération de petites maisons, d'un quartier de ville muré que d'une retraite religieuse. Souvent détruits et rebâtis, ils ont une apparence moderne sous ce climat où rien ne dure, nul édifice ne peut résister ici à la guerre des éléments. Tout s'use en peu d'années et tout se refait à neuf; aussi le pays a-t-il l'apparence d'une colonie fondée de la veille. Le Kremlin seul semble destiné à braver le climat, et à vivre autant que l'Empire dont il est l'emblème et le boulevard.

Mais si les couvents russes n'imposent pas par le style de l'architecture, l'idée de l'irrévocable est toujours solennel. En sortant de cette enceinte, je n'étais guère en train de me mêler à la foule dont le bruit m'importunait. La nuit montait jusqu'au faîte des églises; je me mis à examiner un des plus beaux sites de Moscou et des environs; dans cette ville, les points de vue abondent. Du milieu des rues, vous n'apercevez que les maisons qui les bordent; mais traversez une grande place, montez quelques degrés, ouvrez une fenêtre, sortez sur un balcon, sur une terrasse, vous découvrez aussitôt une ville nouvelle, immense, répandue sur des collines assez profondément séparées par des champs de blé, des étangs, des bois même: l'enceinte de cette cité est un pays, et ce pays se prolonge jusque vers des campagnes inégales, mais dont les ondulations ressemblent aux vagues de la mer. La mer, vue de loin, fait toujours l'effet d'une plaine, quelqu'agités que soient ses flots.

Moscou est la ville des peintres de genre; mais les architectes, les sculpteurs et les peintres d'histoire n'ont rien à y voir, rien à y faire. Des masses d'édifices espacés dans des déserts y forment une multitude de jolis tableaux, et marquent hardiment les premiers plans des grands paysages qui rendent cette vieille capitale un lieu unique dans le monde, parce qu'elle est la seule grande cité qui, tout en se peuplant, soit encore restée pittoresque comme une campagne. On y compte autant de routes que de rues, de champs cultivés que de collines bâties, de vallons déserts que de places publiques. Sitôt qu'on s'éloigne du centre on se trouve dans un amas de villages, d'étangs, de forêts plutôt que dans une ville: ici vous apercevez de distance en distance d'imposants monastères qui s'élèvent, avec leurs multitudes d'églises et de clochers; là vous voyez des coteaux bâtis, d'autres coteaux ensemencés, ailleurs une rivière presqu'à sec en été; un peu plus loin ce sont des îles d'édifices extraordinaires autant que variés; des salles de spectacle avec leurs péristyles antiques sont environnées de palais de bois, les seules habitations d'architecture nationale, et toutes ces masses de constructions diverses sont à moitié cachées sous la verdure; enfin cette poétique décoration est toujours dominée par le vieux Kremlin aux murailles dentelées, aux tours extraordinaires et dont la couronne rappelle la tête chenue des chênes d'une forêt. Ce Parthénon des Slaves commande et protége Moscou; on dirait d'un doge de Venise assis au milieu de son sénat.