Cette race d'hommes mériterait une étude à part; mais ce travail n'est pas facile à faire pour un étranger pressé comme je le suis; les Cosaques, mariés pour la plupart, sont une famille militaire, une horde domptée plutôt qu'une troupe assujettie à la discipline du régiment. Attachés à leurs chefs comme un chien l'est à son maître, ils obéissent au commandement avec plus d'affection et moins de servilité que les autres soldats russes. Dans un pays où rien n'est défini, ils se croient les alliés, ils ne se sentent pas les esclaves du gouvernement Impérial. Leur agilité, leurs habitudes nomades, la vitesse et le nerf de leurs chevaux, la patience et l'adresse de l'homme et de la bête identifiés l'un à l'autre, endurcis ensemble à la fatigue, aux privations, sont une puissance. On ne peut s'empêcher d'admirer quel instinct géographique aide ces sauvages éclaireurs de l'armée à se guider sans routes dans les contrées qu'ils envahissent: dans les plus désertes, les plus stériles, comme dans les plus civilisées et les plus peuplées. À la guerre, ce seul nom de Cosaque ne répand-il pas d'avance la terreur chez les ennemis? Des généraux qui savent bien employer une telle cavalerie légère ont un grand moyen d'action que n'ont pas les capitaines des armées plus civilisées.
Les Cosaques sont, dit-on, d'un naturel doux; ils ont plus de sensibilité qu'on n'aurait droit d'en attendre d'un peuple aussi grossier; mais l'excès de leur ignorance me fait de la peine pour eux et pour leurs maîtres.
Quand je me rappelle le parti que les officiers tirent ici de la crédulité du soldat, tout ce que j'ai de dignité dans l'âme se révolte contre un gouvernement qui descend à de tels subterfuges, ou qui ne punit pas ceux de ses serviteurs qui osent y recourir.
Je tiens de bonne part que plusieurs chefs des Cosaques conduisant leurs hommes hors du pays, lors de la guerre de 1814 à 1815, leur disaient: «Tuez beaucoup d'ennemis, frappez vos adversaires sans crainte. Si vous mourez dans le combat, vous serez avant trois jours revenus auprès de vos femmes et de vos enfants; vous ressusciterez en chair et en os, corps et âme, qu'avez-vous donc à redouter?»
Des hommes habitués à reconnaître la voix de Dieu le Père dans celle de leurs officiers, prenaient à la lettre les promesses qu'on leur faisait, et se battaient avec l'espèce de courage que vous leur connaissez: c'est-à-dire qu'ils fuient en maraudeurs tant qu'ils peuvent échapper au danger; mais si la mort est inévitable ils l'affrontent en soldats.
Quant à moi, s'il fallait nécessairement recourir à de tels moyens ou à des moyens semblables pour conduire ces pauvres braves gens, je ne consentirais pas à rester huit jours leur officier. Tromper les hommes, dût le mensonge créer des héros, me paraîtrait une tâche indigne d'eux et de moi; je veux bien user du courage de ceux que je commande, mais je veux pouvoir l'admirer tout en en profitant; les exciter par des moyens légitimes à braver le danger, c'est le devoir d'un chef; les décider à mourir en leur cachant la mort, c'est ôter la vertu à leur courage, la dignité morale à leur dévouement; c'est agir en escamoteur d'âmes: escobarderie militaire qui ne vaut pas mieux qu'une escobarderie religieuse. Si la guerre excusait tout comme certaines gens le prétendent, qui excuserait la guerre?
Mais peut-on se figurer sans épouvante et sans dégoût l'état moral d'une nation dont les armées étaient dirigées de la sorte il n'y a pas vingt-cinq ans? Ce qui se passe aujourd'hui, je l'ignore et je crains de l'apprendre.
Ce trait est venu à ma connaissance, mais vous pouvez penser combien d'autres ruses pires que celle-ci peut-être ou semblables à celle-ci, me sont restées inconnues. Quand une fois on a recours à la puérilité pour gouverner les hommes, où peut-on s'arrêter? Toutefois la supercherie n'a qu'un effet borné; mais un mensonge par campagne et la machine de l'État marche: à chaque guerre suffit sa fraude.
Je finis par une fable qui semble avoir été faite exprès pour justifier ma colère. L'idée est d'un Polonais, l'évêque de Warmie, fameux par son esprit, sous le règne de Frédéric II; l'imitation en français est du comte Elzéar de Sabran.
L'ATTELAGE.—FABLE.
Un habile cocher menait un équipage,
Avec quatre chevaux par couples attelés;
Après les avoir muselés,
En les guidant il leur tint ce langage:
Ne vous laissez pas devancer,
Disait-il à ceux de derrière;
Ne vous laissez pas dépasser,
Ni même atteindre, en si belle carrière,
Disait-il à ceux de devant,
Qui l'écoutaient le nez au vent;
Un passant dans cette occurrence,
Lui dit alors à ce propos:
Vous trompez ces pauvres chevaux.
Il est vrai, reprit-il, mais la voiture avance.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
NOTES
[1: Ceci répond à une lettre reçue de Paris.]
[2: Voir le portrait des Russes, lettre trente-deuxième, Moscou.]
[3: Voyez l'épigraphe tome Ier et la conclusion tome IV.]
[4: Les Russes, superficiels en tout, ne sont profonds que dans l'art de feindre.]
[5: Voyez la description de Moscou.]
[6: Voyez la Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez Jules Renouard, 1835, p. 193.—Je dois dire une fois pour toutes que ce bon et utile ouvrage, protégé à Pétersbourg, est extrêmement partial, du moins dans la forme du langage, condition nécessaire si l'on veut faire tolérer en Russie ce qu'on écrit touchant ce pays.]
[7: Voyez pour les nomenclatures, les mesures, les monuments et pour toute la partie technique de la description des lieux, la statistique de Schnitzler, page 200.]
[8: Voyez tome III, la lettre vingt-troisième.]
[9: Voyez dans l'Appendice, tome IV, l'histoire de l'emprisonnement d'un Français, de M. Pernet, à Moscou.]
[10: Voir lettre dix-huitième la description du costume de Fedor par le prince *** dans l'histoire de Thelenef.]
[11: Voyez l'histoire de Thelenef dans la lettre dix-huitième.]
[12: «Pierre Ier, en joignant par un canal la Msta à la Twer, avait établi une communication entre la mer Caspienne et le lac Ladoga, c'est-à-dire entre les rivages de la Perse et ceux de la mer Baltique; mais le lac, souvent orageux, est hérissé d'écueils, sur lesquels la Russie perdait chaque année un grand nombre de bâtiments. L'Empereur Pierre Ier conçut le projet d'épargner au commerce ce passage funeste en réunissant, par un nouveau canal, le Volkof à la Néva. Il commença les travaux; mais il fut mal secondé. Les ingénieurs qui obtinrent sa confiance se trompèrent et le trompèrent lui-même; les nivellements furent mal pris, et cet ouvrage utile ne fut terminé que sous le règne de Pierre II.»
(Histoire de Russie et des principales nations de l'Empire russe, par Pierre Charles l'Évêque, 4e édition, publiée par Malte-Brun, Depping.)