Si j'insère ici cet extrait, c'est par un sentiment d'équité. Je juge Pierre Ier d'une manière différente de la plupart des écrivains, et j'ai trouvé juste de citer, à propos des travaux qui font honneur aux règnes suivants, un trait propre à mettre en relief la sagacité d'esprit du fondateur de l'Empire russe moderne. Il s'est trompé en général dans la direction de sa politique intérieure, mais il apportait un jugement sûr, un tact fin dans les détails de l'administration.]
[13: Voyez tome II. treizième lettre, conversation de l'Empereur.]
[14: À quoi servent les institutions dans un pays où le gouvernement est au-dessus des lois, où le peuple languit dans l'oppression à côté de la justice, qui lui est montrée de loin comme on présente un morceau friand à un chien qu'on bat s'il ose en approcher, comme une curiosité qui subsiste à condition que personne n'y touche. On croit rêver quand sous un régime aussi cruellement arbitraire, on lit dans la brochure de M. J. Tolstoï, intitulée: Coup d'œil sur la législature russe, suivi d'un léger aperçu sur l'administration de ce pays, ces paroles dérisoires: «C'est elle (l'Impératrice Élisabeth) qui décréta l'abolition de la peine de mort; cette question si difficile à résoudre, que les publicistes les plus éclairés, les criminalistes et les jurisconsultes de nos jours ont examinée, controversée et débattue sous toutes ses faces sans parvenir à en trouver la solution, Élisabeth l'a résolue il y a environ un siècle dans un pays qu'on ne cesse de représenter comme une terre barbare.» Ce chant de triomphe exécuté d'un air si délibéré nous donne un échantillon de la manière dont les Russes comprennent la civilisation. En fait de progrès politique et législatif, la Russie jusqu'à présent s'est contentée du mot; à la manière dont les lois sont observées dans ce pays on ne risque rien de les faire douces. C'est ainsi que par un système opposé on les faisait sévères dans l'Europe occidentale du moyen âge et avec tout aussi peu de succès! On devrait dire aux Russes: commencez par décréter la permission de vivre, vous raffinerez ensuite sur le code pénal.
En 1836, la sœur d'un M. Pawlof, employé dans je ne sais quelle administration, avait été séduite par un jeune homme qui refusait de l'épouser, malgré les sommations du frère. Celui-ci apprenant que le séducteur allait épouser une autre femme, attend le fiancé à la porte de sa maison au moment où le cortége revient de la messe et il poignarde le marié. Le lendemain, Pawlof fut dégradé, il allait subir la peine légale de l'exil, lorsque l'Empereur, mieux informé, casse l'arrêt de l'Empereur mal informé!… Le surlendemain, l'assassin est réhabilité.
Lors de l'affaire d'Alibaud, un Russe, qui n'est pas un paysan puisqu'il est le neveu d'un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie, déclamait contre le gouvernement français: quel pays, s'écriait-il; juger un pareil monstre!… que ne l'exécutait-on le lendemain de son attentat!!…
Voilà l'idée que les Russes se font du respect qu'on doit à la justice et au monarque.
La courte brochure de M. J. Tolstoï n'est qu'un hymne en prose en l'honneur du despotisme, qu'il confond sans cesse, soit à dessein, soit naïvement, avec la monarchie tempérée; cet ouvrage est précieux par les aveux qui s'y trouvent renfermés sous la forme de louanges: il a d'ailleurs un caractère officiel comme tout ce que publient les Russes qui veulent continuer de vivre dans leur pays. Voici quelques exemples de cette flatterie innocente qui ailleurs s'appellerait insulte; mais ici l'encens n'est pas raffiné. L'auteur loue l'Empereur Nicolas des réformes introduites par ce prince dans le code des lois russes: grâce à ces améliorations, dit-il, aucun noble ne pourra désormais être mis aux fers quelle que soit sa condamnation. Ce titre de gloire du législateur, rapproché des actes de l'Empereur, et particulièrement des faits que vous venez de lire, vous donne la mesure de la confiance que vous pouvez accorder aux lois de ce pays et à ceux qui s'enorgueillissent tantôt de leur douceur, tantôt de leur efficacité. Ailleurs le même courtisan…, j'allais dire écrivain, poursuit son cours de louanges et nous exalte en ces termes ce qu'il prend pour la constitution de son malheureux pays: «En Russie, la loi qui émane directement du souverain, acquiert plus de force que les lois qui proviennent des assemblées délibérantes par la raison qu'il y a un sentiment religieux attaché à tout ce qui dérive de ce principe, l'Empereur étant le chef-né de la religion du pays; et le peuple que des doctrines déicides n'ont pas encore entamé, considère comme sacré tout ce qui découle de cette source.»
La sécurité avec laquelle cette flatterie est dispensée rend toute remarque superflue, nulle satire ne pourrait porter coup après de tels éloges. Le choix du point de vue de l'écrivain, homme du monde, homme d'esprit, homme d'affaires, vous en apprend plus sur la législation de son pays, ou plutôt sur la confusion religieuse, politique et juridique qu'on appelle l'ordre social en Russie, sur la vie civile, sur l'esprit, les opinions et les mœurs des Russes que tout ce que j'essaierais de vous développer dans des volumes de réflexions.]
[15: Je n'ai pas cette crainte en publiant mon voyage, car ayant écrit librement mon opinion sur toutes choses, je ne puis être soupçonné de parler, en cette circonstance, à la prière d'une famille ou d'une personne.]
[16: Je pensais, non sans fondement, que ces flatteries circonstanciées saisies à la frontière assureraient ma tranquillité pendant le reste de mon voyage.]
[17: Voir pour la description de ce qui reste de cette ville célèbre la relation écrite au retour de Moscou.]
[18: Il y a un peu plus de cent ans que les femmes russes vivaient renfermées.]
[19: Il n'y a rien qu'un Empereur de Russie ne puisse mettre à la mode dans son pays; à Milan, si le vice-roi protége un artiste, celui-ci est perdu de réputation et sifflé impitoyablement.]
[20:
Milan, ce 1er janvier 1842.
Trois années ne se sont pas encore écoulées depuis le jour que cette lettre fut écrite, et madame la comtesse O'Donnell à qui elle était adressée, n'existe plus; à peine arrivée jusqu'au milieu de la vie, elle est morte, quasi subitement, sans presque avoir été malade, sans pouvoir préparer sa famille, ses amis à la douleur de la perdre.
Nous qui comptions sur ses soins ingénieux pour nous consoler dans les inévitables chagrins de la vieillesse, faut-il que nous l'ayons vue, jeune encore, aimée, entourée, nous devancer sur cette pente que nous descendrons vieux et délaissés en regrettant à chaque pas l'appui que nous promettait son cœur généreux, son charmant esprit?
Hélas! sans craindre désormais de la compromettre en lui adressant mes jugements sur le singulier pays que je décris, je mets ici son nom à l'abri du tombeau. Aussi ce nom paraîtra-t-il seul cette fois parmi les lettres que je publierai.
C'est celui d'une des femmes les plus aimables, les plus spirituelles que j'aie connues; elle était en même temps l'une des plus dignes d'inspirer, comme des plus capables d'éprouver une amitié véritable. Elle savait à la fois diriger hardiment et doucement embellir la vie de ses amis; sa raison courageuse lui inspirait les conseils les plus sages, son cœur lui dictait les résolutions les plus nobles, les plus fortes; et la gaieté de son esprit rendait l'existence facile aux plus malheureux; comment désespérer de l'avenir quand on rit du présent?
C'était un caractère sérieux, un esprit léger, piquant, aussi prompt à la réplique, qu'indépendant dans ses aperçus; esprit plein de ressort, esprit imprévu comme les circonstances qui provoquaient ses saillies; esprit toujours prêt à répondre au besoin qu'on avait de lui, et qu'il avait de lui-même, car ses reparties étaient parfois une défense terrible.