Выбрать главу

Moscou, ce … août 1839.

Depuis deux jours j'ai vu beaucoup de choses: d'abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd'hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus; encore ne l'est-il qu'à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan.

Cette mosquée est un petit édifice d'apparence mesquine, et les hommes à qui l'on permet d'y adorer Dieu et le prophète ont la mine chétive, l'air sale, pauvre, craintif. Ils viennent se prosterner dans ce temple tous les vendredis sur un mauvais morceau de laine que chacun apporte là soi-même. Leurs beaux habits asiatiques sont devenus des haillons, leur arrogance de la ruse inutile, leur toute-puissance de l'abjection; ils vivent le plus séparés qu'ils peuvent de la population qui les environne et les étouffe. Certes, à voir ces figures de mendiants ramper au milieu de la Russie actuelle, on ne se douterait guère de la tyrannie que leurs pères exerçaient contre les Moscovites.

Renfermés autant que possible dans la pratique de leur religion, ces malheureux fils de conquérants trafiquent à Moscou des denrées et des marchandises de l'Asie, et afin d'être le plus mahométans qu'ils peuvent, ils évitent de faire usage de vin et de liqueurs fortes, et ils tiennent leurs femmes en prison ou du moins voilées, pour les soustraire aux regards des autres hommes qui pourtant ne pensent guère à elles, car la race mongole est peu attrayante. Des joues aux pommettes saillantes, des nez écrasés, des yeux petits, noirs, enfoncés, des cheveux crépus, une peau bise et huileuse, une taille au-dessous de la moyenne; misère et saleté; voilà ce que j'ai remarqué chez les hommes de cette race abâtardie, ainsi que chez le petit nombre de femmes dont j'ai pu apercevoir les traits.

Ne dirait-on pas que la justice divine si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante lorsque l'on réfléchit sur la destinée des nations? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre, mais il n'en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre; voilà pourquoi l'histoire est une lecture sainte; c'est la justification de la Providence.

Saint Paul avait dit: «Respect aux puissances; elles sont instituées de Dieu.» L'Église, avec lui, a tiré l'homme de son isolement, il y a bientôt deux mille ans, en le baptisant citoyen d'une société éternelle, et dont toutes les autres sociétés n'étaient que des modèles imparfaits: ces vérités ne sont point démenties, au contraire, elles sont confirmées par l'expérience. Plus on étudie le caractère des différentes nations qui se partagent le gouvernement de la terre, et plus on reconnaît que leur sort est la conséquence de leur religion; l'élément religieux est nécessaire à la durée des sociétés, parce qu'il faut aux hommes une croyance surnaturelle, afin de faire cesser pour eux le soi-disant état de nature, état de violence et d'iniquité; et les malheurs des races opprimées ne sont que la punition de leurs infidélités ou de leurs erreurs volontaires en matière de foi; telle est la croyance que je me suis formée à la suite de mes nombreux pèlerinages. Tout voyageur est forcé de devenir philosophe et plus que philosophe, car il faut être chrétien pour pouvoir contempler sans vertige la condition des différentes races dispersées sur le globe, et pour méditer sans désespoir sur les jugements de Dieu, cause mystérieuse des vicissitudes humaines…

Je vous dis mes réflexions dans la mosquée pendant la prière des enfants de Bati, devenus des parias chez leurs esclaves…

Aujourd'hui, la condition d'un Tatare en Russie ne vaut pas celle d'un serf moscovite.

Les Russes s'enorgueillissent de la tolérance qu'ils accordent au culte de leurs anciens tyrans; je la trouve plus fastueuse que philosophique, et pour le peuple qui la subit, c'est une humiliation de plus. À la place des descendants de ces implacables Mongols qui furent si longtemps les maîtres de la Russie et l'effroi du monde, j'aimerais mieux prier Dieu dans le secret de mon cœur que dans une ombre de mosquée due à la pitié de mes anciens tributaires.

Quand je parcours Moscou sans but et sans guide, le hasard me sert toujours bien. On ne peut s'ennuyer à errer dans une ville où chaque rue, chaque maison a son échappée de vue sur une autre ville, qui semble bâtie par les génies, ville toute hérissée de murailles brodées, crénelées, découpées, qui supportent une multitude de vigies, de tours et de flèches, enfin sur le Kremlin, forteresse poétique par son aspect, historique par son nom… J'y reviens sans cesse par l'attrait qu'on éprouve pour tout ce qui frappe vivement l'imagination; mais il faut se garder d'examiner en détail l'amas incohérent de monuments dont est encombrée cette montagne murée. Le sens exquis de l'art, c'est-à-dire le talent de trouver la seule expression parfaitement juste d'une pensée originale, manque aux Russes; cependant lorsque les géants copient, leurs imitations ont toujours un genre de beauté; les œuvres du génie sont grandioses, celles de la force matérielle sont grandes: c'est encore quelque chose.

Le Kremlin est pour moi tout Moscou. J'ai tort, mais ma raison réclame en vain, je ne m'intéresse ici qu'à cette vénérable citadelle, la racine d'un Empire et le cœur d'une ville.

Voici comment l'auteur du meilleur guide de Moscou que nous ayons, Lecointe de Laveau, décrit cette ville: «Moscou, dit-il, doit sa beauté originale aux murs crénelés du Kitaigorod et du Kremlin[1], à la singulière architecture de ses églises, à ses coupoles dorées et à ses nombreux jardins; que l'on prodigue les millions pour élever le palais de Bajeanoff au Kremlin, qu'on dépouille de ses murs[2]; que l'on édifie des églises régulièrement belles, à la place de ces clochers en lanternes, et de ces cinq coupoles qui s'élèvent de toutes parts; que la manie de bâtir convertisse les jardins en maisons, et alors on aura, au lieu de Moscou, une des plus grandes villes européennes, mais qui n'attirera plus la curiosité des voyageurs.»

Ces lignes expriment des idées qui s'accordent avec les miennes, et qui par conséquent m'ont frappé par leur justesse.

Pour me distraire un instant du terrible Kremlin, j'ai été visiter la tour de Soukareff, bâtie sur une hauteur, près d'une des entrées de la ville. Le premier étage est une vaste construction où l'on a pratiqué un immense réservoir; on pourrait se promener en petit bateau dans ce bassin qui distribue aux différents quartiers de la ville presque toute l'eau qu'on boit à Moscou. La vue de cette espèce de mare murée et suspendue à une grande hauteur, produit une impression singulière. L'architecture de l'édifice, assez moderne d'ailleurs, est lourde et triste; mais des arcades byzantines, de solides rampes d'escaliers, des ornements dans le style du Bas-Empire, en rendent l'ensemble imposant. Ce style se perpétue en Moscovie; appliqué avec discernement, il eût donné naissance à la seule architecture nationale possible chez les Russes; inventé dans un climat tempéré, il s'accorde également avec les besoins de l'homme du Nord, et avec les habitudes de l'homme des pays chauds. Les intérieurs des édifices byzantins sont assez semblables à des caves ornées, et grâce à la solidité des murailles massives, à l'obscurité des voûtes, on y trouve un abri contre le froid aussi bien que contre le soleil.