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On m'a fait voir l'Université, l'École des cadets, les Instituts de Sainte-Catherine et de Saint-Alexandre, les veuves, enfin l'Institut Alexandrinien: les enfants trouvés, tout cela est vaste et pompeux; les Russes s'enorgueillissent d'avoir un si grand nombre de beaux établissements publics à montrer aux étrangers; pour ma part, je me contenterais d'une moindre magnificence en ce genre, car rien n'est plus ennuyeux à parcourir que ces blancs palais somptueusement monotones, où tout marche militairement et où la vie humaine semble réduite à l'action d'une roue de pendule. Demandez à d'autres ce que j'ai vu dans ces utiles et superbes pépinières d'officiers, de mères de famille et d'institutrices; ce n'est pas moi qui vous le dirai: sachez seulement que ces congrégations moitié politiques, moitié charitables, m'ont paru des modèles de bon ordre, de soin, de propreté; ceci fait honneur aux chefs de ces diverses écoles, ainsi qu'au chef suprême de l'Empire.

On ne peut un seul instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge et vit; cet homme, la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis aux autres hommes, auxquels il tient lieu de raison, de volonté, d'imagination, de passion, car sous son règne pesant, il n'est loisible à nulle créature de respirer, de souffrir, d'aimer hors des cadres tracés d'avance par la sagesse suprême qui pourvoit ou qui est censée pourvoir à tous les besoins des individus comme à ceux de l'État.

Chez nous on est fatigué de licence et de variété, ici on est découragé par l'uniformité, glacé par la pédanterie qu'on ne peut plus séparer de l'idée de l'ordre, d'où il arrive qu'on hait ce qu'on devrait aimer. La Russie, cette nation enfant, n'est qu'un immense collége: tout s'y passe comme à l'école militaire, excepté que les écoliers n'en sortent qu'à la mort.

Ce qu'il y a d'allemand dans l'esprit du gouvernement russe est antipathique au caractère slave; ce peuple oriental, nonchalant, capricieux, poétique, s'il disait ce qu'il pense, se plaindrait amèrement de la discipline germanique qui lui est imposée depuis Alexis, Pierre-le-Grand et Catherine II, par une race de souverains étrangers. La famille Impériale a beau faire, elle sera toujours trop tudesque pour conduire tranquillement les Russes et pour se sentir d'aplomb chez eux[3]; elle les subjugue, elle ne les gouverne pas. Les paysans seuls s'y trompent.

J'ai poussé le scrupule de voyageur jusqu'à me laisser conduire à un manége, le plus grand je crois qui existe: le plafond en est soutenu par des arceaux de fer légers et hardis: c'est un édifice étonnant dans son genre.

Le club des nobles est fermé pendant cette saison: je m'y suis rendu également par acquit de conscience. On voit dans la salle principale une statue de Catherine II. Cette salle est ornée de colonnes et se termine d'un côté par une demi-rotonde. Elle peut contenir environ 3000 personnes: il s'y donne pendant l'hiver des fêtes fort brillantes, dit-on; je crois sans peine à la magnificence des bals de Moscou; les grands seigneurs russes entendent à merveille l'art de varier autant que possible ces monotones divertissements obligés; leur luxe est réservé aux plaisirs d'apparat; leur imagination s'y complaît; ils prennent l'éclat pour la civilisation, le clinquant pour l'élégance, et ceci me prouve qu'ils sont plus incultes encore que nous ne l'imaginons. Il y a un peu plus de cent ans que Pierre-le-Grand leur dictait des lois de politesse applicables dans chaque classe de la société; il ordonnait des réunions à l'instar des bals et des assemblées de la vieille Europe. Il forçait les Russes à s'inviter les uns les autres à ces réunions imitées des assemblées en usage chez les nations de la vieille Europe, puis il les obligeait d'admettre leurs femmes dans ces cercles en les exhortant à ôter leur chapeau pour entrer dans la chambre. Mais tandis que ce grand précepteur de son peuple enseignait si bien la civilité puérile aux boyards et aux marchands de Moscou, il s'abaissait lui-même à la pratique des métiers les plus vils, à commencer par celui de bourreau; on lui a vu couper vingt têtes de sa main dans une soirée; et on l'a entendu se vanter de son adresse à ce métier qu'il exerça avec une rare férocité lorsqu'il eut triomphé des coupables mais encore plus malheureux strélitz: telle est l'éducation, tels sont les exemples qu'on donnait aux Russes il y a un siècle et demi, pendant qu'on représentait le Misanthrope à Paris; et c'est de l'homme dont ils recevaient ces leçons, de ce digne héritier des Ivan, qu'ils ont fait leur dieu, le modèle du prince russe à tout jamais!

Aujourd'hui ces nouveaux convertis à la civilisation n'ont pas encore perdu leur goût de parvenus pour ce qui a de l'éclat, pour tout ce qui attire les yeux.

Les enfants et les sauvages aiment ce qui brille: les Russes sont des enfants qui ont l'habitude, non l'expérience du malheur. De là, pour le dire en passant, le mélange de légèreté et de causticité qui les caractérise. L'agrément d'une vie égale, calme, arrangée seulement pour satisfaire les affections intimes, pour le plaisir de la conversation, pour les jouissances de l'esprit, ne leur suffirait pas longtemps.

Ce n'est pas cependant que les grands seigneurs se montrent tout à fait insensibles à ces plaisirs raffinés; mais afin de captiver l'arrogante frivolité de ces satrapes travestis, afin de fixer leur imagination divagante, il leur faut des intérêts plus vifs. L'amour du jeu, l'intempérance, le libertinage et les jouissances de la vanité peuvent à peine combler le vide de ces cœurs blasés. Pour occuper l'insouciance de ces esprits fatigués de stérilité, usés d'oisiveté, pour remplir la journée de ces malheureux riches, la création de Dieu ne suffit plus: dans leur orgueilleuse misère, ils appellent à leur secours l'esprit de destruction.

Toute l'Europe moderne s'ennuie; c'est ce qu'atteste la manière de vivre de la jeunesse actuelle; mais la Russie souffre de ce mal plus qu'aucune autre société; car ici tout est excessif: vous peindre les ravages de la satiété dans une population comme celle de Moscou, ce serait difficile. Nulle part les maladies de l'âme engendrées par l'ennui, par cette passion des hommes qui n'ont point de passions, ne m'ont paru aussi graves ni aussi fréquentes qu'elles le sont en Russie parmi les grands: on dirait qu'ici la société a commencé par les abus. Quand le vice ne suffit plus pour aider le cœur de l'homme à secouer l'ennui qui le ronge, ce cœur va au crime.

L'intérieur d'un café russe est assez singulier: figurez-vous une grande salle basse et mal éclairée qui se trouve ordinairement au premier étage d'une maison. On y est servi par des hommes vêtus d'une chemise blanche, laquelle est liée au-dessus des reins, et retombe en guise de tunique; ou pour parler moins noblement, de blouse sur de larges pantalons également blancs. Ces garçons de café ont les cheveux longs et lisses comme tous les hommes du peuple en Russie, et leur ajustement les fait ressembler aux théophilanthropes de la République française, ou à des prêtres d'opéra du temps où le paganisme était à la mode au théâtre. Ils vous servent en silence du thé excellent, et tel qu'on n'en trouve en aucun autre pays, du café, des liqueurs; mais ce service se fait avec une solennité et un silence bien différents de la bruyante gaîté qui règne dans les cafés de Paris. En Russie tout plaisir populaire est mélancolique, la joie y devient un privilége; aussi la trouve-je presque toujours outrée, affectée ou grimaçante, et pire que la tristesse.

En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.