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Ceci me rappelle le temps où les serfs russes croyaient, dans leur naïve abjection, que le ciel n'était fait que pour leurs maîtres: terrible humilité du malheur! Ceci vous fait voir comment l'Église grecque enseigne le christianisme au peuple.

(Suite de la même lettre.)

Moscou, ce 15 août 1839, au soir.

La société de Moscou est agréable; le mélange des traditions patriarcales de l'ancien monde et des manières aisées de l'Europe moderne y produit quelque chose d'original. Les habitudes hospitalières de l'antique Asie, et le langage élégant de l'Europe civilisée se sont donné rendez-vous sur ce point du monde pour y rendre la vie douce et facile. Moscou planté sur la limite de deux continents, marque, au milieu de la terre, un point de repos entre Londres et Pékin. Ici l'esprit d'imitation n'a pas encore totalement effacé le caractère national; quand le modèle reste loin, la copie redevient presque originale.

Ou la Russie n'accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l'Empire, car elle seule possède le germe de l'indépendance et de l'originalité russe. La racine de l'arbre est là; c'est là qu'il doit porter ses fruits; jamais greffe n'acquiert la force de la semence.

Un petit nombre de lettres de recommandation suffit à Moscou pour mettre un étranger en rapport avec une foule de personnes distinguées, soit par leur fortune, soit par leur rang, soit par leur esprit. Le début d'un voyageur est donc facile dans ce séjour.

On m'a invité, il y a peu de jours, à dîner dans une maison de campagne. C'est un pavillon situé dans l'enceinte de Moscou; mais, pour y arriver, vous côtoyez pendant une lieue des étangs solitaires, vous traversez des champs qui ressemblent à des steppes; puis, en approchant de l'habitation, vous apercevez au delà du jardin une forêt de sapins, sombre et profonde, qui n'appartient pas au parc, et qui même ne dépend plus de la ville, dont elle borde seulement la limite extérieure: qui n'eût été charmé comme je le fus, à la vue de ces ombres profondes, de ce site majestueux, de cette vraie solitude dans une ville? qui n'eût rêvé là d'un camp, d'une horde voyageuse, enfin de toute autre chose que d'une capitale, où se trouve tout le luxe, toutes les recherches de la civilisation moderne? De tels contrastes sont caractéristiques; rien de semblable ne peut se rencontrer ailleurs.

On m'a reçu dans une maison de bois… Autre singularité. À Moscou, le riche est abrité comme le mugic par des planches; tous deux dorment sous des madriers équarris et échancrés du bout, à la manière des solives employées dans les chaumières primitives. Mais l'intérieur de ces grandes cabanes rappelle le luxe des plus beaux palais de l'Europe. Si je vivais à Moscou, j'y voudrais avoir une maison de bois. C'est la seule habitation qui soit d'un style national, et ce qui m'importe davantage encore, la seule qui soit convenable sous ce climat. La maison de bois passe parmi les vrais Moscovites pour plus saine et plus chaude que la maison de pierre. Celle où l'on me reçut me parut commode et élégante: elle n'est cependant habitée que pendant l'été par le propriétaire, qui retourne passer les moi d'hiver dans un quartier plus central.

Nous avons dîné au milieu du jardin, et pour que rien ne manquât à l'originalité de la scène, je trouvai la table mise sous une tente. La conversation, quoiqu'entre hommes et fort animée, fort libre, fut décente; chose rare même chez les peuples qui se croient maîtres en fait de civilisation. Il y avait là des personnes qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, leurs jugements sur toutes choses m'ont paru justes et fins; les Russes sont singes dans les habitudes de la vie élégante; mais ceux qui pensent (il est vrai qu'on les compte) redeviennent eux-mêmes dans les entretiens familiers, c'est-à-dire des Grecs doués d'une finesse et d'une sagacité héréditaires.

Le dîner me parut court, pourtant il dura longtemps; notez qu'au moment de nous mettre à table je voyais les convives pour la première fois, et le maître de la maison pour la seconde.

Ceci n'est pas une remarque indifférente, car une grande et vraie politesse peut seule mettre si vite à son aise un étranger. Entre tous les souvenirs de mon voyage, celui de cette journée me restera comme un des plus agréables.

Au moment de quitter Moscou pour n'y revenir qu'en passant, je ne crois pas inutile de vous peindre le caractère des Russes tel que j'ai pu me le représenter après un séjour assez court, à la vérité, dans leur pays; mais employé sans relâche à observer attentivement une multitude de personnes et de attentivement une multitude de personnes et de choses, et à comparer avec un soin scrupuleux beaucoup de faits divers. La variété des objets qui passent sous les yeux d'un voyageur aussi favorisé que je l'étais par les circonstances, et aussi actif que je le suis quand ma curiosité est excitée, supplée jusqu'à un certain point au loisir et au temps qui m'ont manqué. Vous savez, je vous l'ai dit souvent, que je me complais dans l'admiration; cette disposition naturelle doit donner quelque crédit à mes jugements quand je n'admire pas.

En général les hommes de ce pays ne me paraissent pas disposés à la générosité; ils n'y croient guère, ils la nieraient s'ils l'osaient, et s'ils ne la nient pas, ils la méprisent, parce qu'ils n'en ont pas la mesure en eux-mêmes. Ils ont plus de finesse que de délicatesse, de douceur que de sensibilité, plus de souplesse que de laisser aller, plus de grâce que de tendresse, de perspicacité que d'invention, plus d'esprit que d'imagination, plus d'observation que d'esprit, et du calcul plus que tout. Ils travaillent non pour arriver à un résultat utile aux autres, mais pour obtenir une récompense; le feu créateur leur est refusé, l'enthousiasme qui produit le sublime leur manque, la source des sentiments, qui n'ont besoin que d'eux-mêmes pour juges et pour rémunérateurs, leur est inconnue. Otez-leur le mobile de l'intérêt, de la crainte et de la vanité, vous leur ôtez l'action; s'ils entrent dans l'empire des arts, ce sont des esclaves qui servent dans un palais; les saintes solitudes du génie leur restent inaccessibles: le chaste amour du beau ne leur suffit pas.

Il en est de leurs actions dans la vie pratique comme de leurs créations dans le monde de la pensée; où triomphe la ruse, la magnanimité passe pour duperie.

La grandeur d'âme, je le sais, cherche sa récompense en elle-même; mais si elle ne demande rien, elle commande beaucoup, car elle veut rendre les hommes meilleurs: ici elle les rendrait pires, parce qu'on la prendrait pour un masque. La clémence s'appelle faiblesse chez un peuple endurci par la terreur; rien ne le désarme; la sévérité implacable lui fait ployer les genoux, le pardon au contraire lui ferait lever la tête; on ne saurait le convaincre, on ne peut que le subjuguer; incapable de fierté, il peut être audacieux: il se révolte contre la douceur, il obéit à la férocité qu'il prend pour de la force.

Ceci m'explique le système de gouvernement adopté par l'Empereur, sans toutefois me le faire approuver: ce prince sait et fait ce qu'il faut pour être obéi; mais en politique, je n'admire pas le nécessaire. Ici la discipline est le but, ailleurs elle est le moyen; c'est l'école des nations que je demande aux gouvernements. Est-il pardonnable à un prince de ne pas suivre les bonnes inspirations de son cœur, parce qu'il croirait dangereux de manifester des sentiments trop supérieurs à ceux de son peuple? À mes yeux la pire des faiblesses, c'est celle qui rend impitoyable. Rougir de la magnanimité, c'est s'avouer indigne de la puissance suprême.

Les peuples ont besoin qu'on leur rappelle incessamment ce qui vaut mieux que le monde; comment leur faire croire en Dieu, si ce n'est par le pardon? La prudence ne devient une vertu qu'autant qu'elle n'en exclut pas une plus haute. Si l'Empereur n'a pas dans le cœur plus de clémence qu'il en fait paraître dans sa politique, je plains la Russie; et si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains l'Empereur.