À cinquante-six ans elle était belle encore au point de frapper même les étrangers qui n'avaient pu la connaître dans sa jeunesse, et qui par conséquent n'étaient point séduits par le charme de leurs souvenirs[6].
QUATRIÈME LETTRE.
Conversation avec l'aubergiste de Lubeck.—Ses remarques sur le caractère russe.—Différence d'humeur des Russes qui partent de chez eux et de ceux qui retournent en Russie.—Voyage de Berlin à Lubeck.—Inquiétude imaginaire.—Réalisation de ce qu'on pense.—Puissance le création mal employée.—Site de Travemünde.—Caractère des paysages du Nord.—Manière de vivre des pécheurs du Holstein.—Grandeur particulière des paysages plats.—Nuits du Nord.—La civilisation sert à jouir des beautés de la nature.—Les hommes à demi barbares sont surtout curieux des choses factices.—Impression que me causent les noms.—C'est pour les steppes que je vais en Russie.—Naufrage du Nicolas Ier.—Description de cette scène.—Belle conduite d'un Français attaché à la légation de Danemarck.—On ne sait pas même son nom.—Ingratitude innocente.—Le capitaine du Nicolas destitué par l'Empereur.—Route de Schwerin à Lubeck.—Trait de caractère d'un diplomate.—Esprit de cour naturel aux Allemands.—La baigneuse de Travemünde.—Tableau de mœurs.—Dix ans de vie.—La jeune fille devenue mère de famille.—Réflexions.
Travemünde, ce 4 juillet 1839.
Ce matin à Lubeck le maître de l'auberge, apprenant que j'allais m'embarquer pour la Russie, est entré dans ma chambre d'un air de compassion qui m'a fait rire; cet homme est plus fin, il a l'esprit plus vif, plus railleur que le son de sa voix et sa manière de prononcer le français ne le feraient supposer au premier abord.
En apprenant que je ne voyageais que pour mon plaisir, il s'est mis à me prêcher avec la bonhomie allemande pour me faire renoncer à mon projet.
«Vous connaissez la Russie, lui dis-je?
—Non, monsieur, mais je connais les Russes, il en passe beaucoup par
Lubeck, et je juge du pays d'après la physionomie de ses habitants.
—Que trouvez-vous donc à l'expression de leur visage qui doive m'empêcher de les aller voir chez eux?
—Monsieur, ils ont deux physionomies; je ne parle pas des valets qui n'en ont pas une seule, je parle des seigneurs: quand ceux-ci débarquent pour venir en Europe, ils ont l'air gai, libre, content; ce sont des chevaux échappés, des oiseaux auxquels on ouvre la cage; hommes, femmes, jeunes, vieux, tous sont heureux comme des écoliers en vacances: les mêmes personnes à leur retour ont des figures longues, sombres, tourmentées; leur langage est bref, leur parole saccadée; ils ont le front soucieux: j'ai conclu de cette différence qu'un pays que l'on quitte avec tant de joie et où l'on retourne avec tant de regret, est un mauvais pays.
—Peut-être avez-vous raison, repris-je; mais vos remarques me prouvent que les Russes ne sont pas aussi dissimulés qu'on nous les dépeint; je les croyais plus impénétrables.
—Ils le sont chez eux; mais ils ne se méfient pas de nous autres bons
Allemands, dit l'aubergiste en se retirant et en souriant d'un air fin.»
Voilà un homme qui a bien peur d'être pris pour un bonhomme pensai-je en riant tout seul!.. Il faut voyager soi-même pour savoir combien les réputations que font aux divers peuples les voyageurs, souvent légers dans leurs jugements par paresse d'esprit, influent sur les caractères. Chaque individu en particulier s'efforce de protester contre l'opinion généralement établie à l'égard des gens de son pays.
Les femmes de Paris n'aspirent-elles pas au naturel, à la simplicité? Au surplus, rien de plus antipathique que le caractère russe et le caractère allemand.
J'ai fait de Berlin à Lubeck le plus triste voyage du monde. Un chagrin imaginaire, du moins, j'espère encore qu'il n'est fondé sur rien, m'a causé une de ces agitations plus vives que la douleur la mieux motivée; l'imagination s'entend à tourmenter. Je mourrai sans comprendre à quel point dans les mêmes occurrences les gens que j'aime me paraissent en danger et les indifférents en sûreté. J'ai le cœur visionnaire.
Votre silence après la lettre où vous m'en promettiez une autre par le prochain courrier, m'est devenu tout à coup la preuve certaine de quelque grand malheur, d'un accident, d'une chute en voiture, que sais-je? de votre mort subite; et pourquoi pas? ne voit-on pas chaque jour arriver des choses plus extraordinaires et plus inattendues? Une fois que cette idée se fut emparée de ma pensée, je devins sa proie; la solitude de ma voiture se peupla de fantômes. Dans cette fièvre de l'âme, les craintes ne sont pas plutôt conçues que réalisées; point d'obstacles aux ravages de l'imagination; le vague centuple le danger, le temps qu'il faut pour éclaircir un doute équivaut à une certitude, quinze jours d'angoisses c'est pire que la mort; ainsi succombant aux distances qui créent l'illusion, le pauvre cœur se dévore, il cessera de battre avant d'avoir pu vérifier la cause du mal qui le tue, ou s'il bat c'est pour subir mille fois le même martyre. Tout est possible, donc le malheur est certain: voilà comme raisonne le désespoir!… de l'inquiétude il tire la preuve du mal dont la possibilité suffit pour alimenter cette même inquiétude, pour la renouveler sans cesse.
Qui n'a senti ce tourment? Mais personne ne l'éprouve aussi souvent ni aussi violemment que moi. Ah! les peines de l'âme font redouter la mort, car la mort ne met fin qu'à celles du corps.
Voilà pourtant à quoi m'expose votre négligence, votre laisser aller!… Je n'ai pas le cœur du voyageur: il y a deux hommes en moi: mon esprit m'emporte au bout du monde, ma sensibilité me rend casanier. Je parcours la terre comme si je m'ennuyais chez moi, je m'attache aux personnes, comme si je ne pouvais bouger du lieu qu'elles habitent. Quoi! me disais-je hier, tandis que je cours m'embarquer pour aller me divertir à Pétersbourg, on l'enterre à Paris, et toutes les terribles circonstances de cette double scène se succédaient devant les yeux de mon esprit avec une puissance d'illusion, une réalité désespérante. Ce parallélisme de ma vie et de votre mort dans leurs moindres circonstances me faisait dresser les cheveux sur la tête, et m'arrêtait à chaque pas; c'était une fantasmagorie dont la réalité allait jusqu'à la sensation: c'était plus que des chimères, c'était un monde en relief qui sortait du néant à la voix de ma douleur. Pour nous, les rêves sont plus vrais que les choses; car il y a plus d'affinité entre les fantômes de l'imagination et l'âme qui les produit, qu'entre cette âme et le monde extérieur.
Je rêvais éveillé. De la crainte à la certitude le passage est si court, que je tombais dans le délire. Mon malheur était certain: je poussais des cris de terreur; et cette phrase me revenait sans cesse à la bouche comme un refrain désolant: «C'est un rêve, mais les rêves sont des avertissements…»
Ah! si le destin qui nous domine était un poëte, quel homme voudrait vivre? Les imaginations inventives sont si cruelles!… Heureusement que le destin est l'instrument d'un Dieu qui est plus que poëte. Chaque cœur porte en lui sa tragédie comme sa mort; mais le poëte intérieur est un prophète qui souvent se trompe de vie; ses prévisions ne s'accomplissent pas toutes en ce monde.
Ce matin, l'air frais de la prairie, la beauté du ciel, la contemplation du paysage uni, tranquille, et des doux rivages qui bordent la mer Baltique à Travemünde, ont fait taire cette voix secrète, et dissipé, comme par enchantement, le rêve sans réveil qui me tourmentait depuis trois jours. Si je ne vois plus votre mort, se n'est pas que j'aie réfléchi, que peut le raisonnement contre les atteintes d'une puissance surnaturelle? Mais lassé de craindre follement, je me rassure sans motif, aussi ce repos n'est-il rien moins que de la sécurité. Un mal sans cause appréciable, dissipé sans raison, peut revenir; un mot, un nuage, le vol d'un oiseau peuvent me prouver invinciblement que j'ai tort d'être calme; des arguments semblables m'ont bien convaincu que j'avais tort d'être inquiet.