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Les Russes, lorsqu'ils sont aimables, ont dans les manières une séduction qu'on subit en dépit de toute prévention, d'abord sans la remarquer, plus tard sans pouvoir ni vouloir s'y soustraire; définir une telle influence ce serait expliquer l'imagination, régulariser le charme; c'est un attrait impérieux, quoique secret, une puissance souveraine qui tient à la grâce innée des Slaves, à ce don qui dans la société remplace tous les autres dons, et que rien ne remplace, car on peut définir la grâce en disant que c'est précisément ce qui sert à se passer de tout ce qu'on n'a pas.

Figurez-vous feu la politesse française ressuscitée, et devenue réellement tout ce qu'elle paraissait; figurez-vous la plus parfaite aménité non étudiée, l'oubli de soi-même, involontaire, non appris, l'ingénuité dans le bon goût, l'irréflexion dans le choix, l'aristocratie élégante sans morgue, la facilité sans impertinence, instinct de la supériorité tempéré par la sécurité qui accompagne la grandeur… J'ai tort de chercher à définir des nuances trop fugitives, ce sont de ces délicatesses qui se sentent, il faut les deviner, et se garder de fixer par la parole leur rapide apparition; mais enfin sachez qu'on les retrouve toutes et d'autres encore dans les manières et dans la conversation des Russes vraiment élégants; et plus souvent plus complétement chez ceux qui n'ont pas voyagé, mais qui, restés en Russie, se sont pourtant trouvés en contact avec quelques étrangers distingués.

Ces agréments, ce prestige, leur donnent un souverain pouvoir sur les cœurs: tant que vous demeurez en la présence de ces êtres privilégiés, vous êtes sous le joug; et le charme est double, car c'est leur triomphe que vous vous imaginez être pour eux tout ce qu'ils sont pour vous. Le temps, le monde, n'existent plus, les engagements, les affaires, les ennuis, les plaisirs, sont oubliés, les devoirs de société abolis; un seul intérêt subsiste, celui du moment; une seule personne survit, la personne présente, qui est toujours la personne aimée. Le besoin de plaire poussé à cet excès réussit infailliblement: c'est le sublime du bon goût, c'est l'élégance la plus raffinée: et tout cela naturel comme l'instinct: cette amabilité suprême n'est point fausseté, c'est un talent qui ne demande qu'à s'exercer; pour prolonger votre illusion, il suffirait de ne pas partir; mais vous partez, tout est évanoui, excepté le souvenir que vous emportez.

Les Russes sont les premiers comédiens du monde; pour faire effet, ils n'ont pas besoin du prestige de la scène.

Tous les voyageurs leur ont reproché leur versatilité; le reproche n'est que trop motivé: on se sent oublié en leur disant adieu; j'attribue ce tort à la légèreté du caractère, à l'inconstance du cœur, mais aussi au manque d'instruction solide. Ils aiment qu'on les quitte parce qu'ils craindraient de se laisser pénétrer en se laissant approcher un peu longtemps de suite: de là l'engouement et l'indifférence qui se succèdent si rapidement chez eux. Cette inconstance apparente n'est qu'une précaution de vanité bien entendue, et assez commune parmi les personnes du grand monde dans tous les pays. Ce qu'on cache avec le plus de soin, ce n'est pas le mal, c'est le vide; on ne rougit pas d'être pervers, on est humilié d'être nul; d'après ce principe, les Russes du grand monde montrent volontiers de leur esprit, de leur caractère, ce qui plaît au premier venu, ce qui nourrit la conversation pendant quelques heures; mais si vous essayez de passer derrière la décoration qui vous a ébloui d'abord, ils vous arrêtent comme un indiscret qui s'aviserait d'écarter le paravent de leur chambre à coucher dont l'élégance aussi est toute en dehors. Ils vous accueillent par curiosité, puis ils vous repoussent par prudence.

Ceci s'applique à l'amitié comme à l'amour, à la société des hommes comme à celle des femmes. En faisant le portrait d'un Russe, on peint la nation; comme un soldat sous les armes nous donne l'idée de tout son régiment. Nulle part l'influence de l'unité dans le gouvernement et dans l'éducation n'est plus sensible qu'elle l'est ici. Tous les esprits y portent l'uniforme. Ah! pour peu qu'on soit jeune et facile à émouvoir, on doit bien souffrir quand on apporte chez ce peuple au cœur froid, à l'esprit aiguisé par la nature et par l'éducation sociale, la simplicité des autres peuples! Je me figure la sensibilité allemande, la naïveté confiante, l'étourderie des Français, la constance des Espagnols, la passion des Anglais, l'abandon, la bonhomie des vrais, des vieux Italiens, aux prises avec la coquetterie innée des Russes; et je plains les pauvres étrangers qui croiraient un moment pouvoir devenir acteurs dans le spectacle qui les attend ici. En affaires de cœur, les Russes sont les plus douces bêtes féroces qu'il y ait sur la terre, et leurs griffes bien cachées n'ôtent malheureusement rien à leurs agréments.

Je n'ai jamais éprouvé un charme semblable, si ce n'est dans la société polonaise: nouveau rapport qui se découvre entre les deux familles! Les haines civiles ont beau séparer ces peuples, la nature les réunit en dépit d'eux-mêmes. Si la politique ne forçait l'un à opprimer l'autre, ils se reconnaîtraient et s'aimeraient.

Les Polonais sont des Russes chevaleresques et catholiques, avec la différence qu'en Pologne ce sont les femmes qui vivent ou, pour parler avec plus de précision, qui commandent; et qu'en Russie, ce sont les hommes.

Mais ces mêmes gens, si naturellement aimables, si bien doués, ces personnes si charmantes tombent quelquefois dans des écarts que des hommes du caractère le plus vulgaire éviteraient.

Vous ne sauriez vous représenter la vie de plusieurs des jeunes gens les plus distingués de Moscou. Ces hommes, qui portent des noms et appartiennent à des familles connues dans l'Europe entière, se perdent dans des excès inqualifiables; on les voit hésiter jusqu'à la mort entre le sérail de Constantinople et la halle de Paris.

On ne conçoit pas qu'ils résistent six mois au régime qu'ils adoptent pour toute la vie, et soutiennent avec une constance qui serait digne du ciel, si elle s'appliquait à la vertu. Ce sont des tempéraments faits exprès pour l'enfer anticipé; c'est ainsi que je qualifie la vie d'un débauché de profession à Moscou.

Au physique le climat, au moral le gouvernement de ce pays dévorent en germe ce qui est faible, tout de qui n'est pas robuste ou stupide succombe en naissant; il ne reste debout que les brutes et que les natures fortes dans le bien comme dans le mal. La Russie est la patrie des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines; ici point d'intermédiaire entre le tyran et l'esclave, entre le fou et l'animal; le juste milieu y est inconnu, la nature n'en veut pas; l'excès du froid comme celui du chaud pousse l'homme dans les extrêmes. Ce n'est pas à dire que les âmes fortes soient moins rares en Russie qu'ailleurs, au contraire, elles y sont plus rares, grâce à l'apathie du grand nombre; l'exagération est un symptôme de faiblesse. Les Russes n'ont pas toutes les facultés qui répondent à toutes leurs ambitions.

Nonobstant les contrastes que je viens de vous indiquer, tous se ressemblent sous un rapport: tous sont légers; parmi ces hommes du moment, l'oubli fait chaque matin avorter au réveil quelques-uns des projets du soir. On dirait que chez eux le cœur est l'empire du hasard; rien ne tient contre leur facilité à tout adopter comme à tout abandonner. Ce sont des reflets; ils rêvent et font rêver: ils ne naissent pas, ils apparaissent; ils vivent et meurent sans avoir aperçu le côté sérieux de l'existence. Ni le bien ni le mal, rien chez eux n'a de réalité; ils peuvent pleurer, ils ne peuvent pas être malheureux. Palais, montagnes, géants, sylphes, passions, solitude, foule brillante, bonheur suprême, douleur sans bornes: un quart d'heure de conversation avec eux vous fait passer devant les yeux de l'esprit tout un univers. Leur regard prompt et dédaigneux parcourt sans y rien admirer les produits de l'intelligence humaine pendant des siècles; ils pensent se mettre au-dessus de tout, parce qu'ils méprisent tout; leurs éloges sont des insultes: ils louent en envieux, ils se prosternent, mais toujours à regret devant ce qu'ils croient les idoles de la mode. Mais au premier coup de vent, le nuage succède au tableau, et le nuage se dissipe à son tour. Poussière et fumée, chaos et néant, voilà tout ce qui peut sortir de ces têtes inconsistantes.