Rien ne prend racine sur un sol si profondément mouvant. Là, tout s'efface, tout s'égalise, et le monde vaporeux où ils vivent et nous font vivre paraît et disparaît au gré de leur infirmité. Mais aussi dans cet élément fluide, rien ne finit; l'amitié, l'amour qu'on croyait perdus, revivent évoqués d'un regard, d'un mot, à l'instant où l'on y pense le moins; à la vérité, c'est pour être révoqués aussitôt que l'on a repris à la confiance. Sous la baguette toujours agissante de ces magiciens, la vie est une fantasmagorie continuelle; c'est un jeu fatigant, mais où les maladroits seuls se ruinent, car où tout le monde triche, personne n'est trompé: en un mot, ils sont faux comme l'eau, selon la poétique expression de Shakespeare dont les larges coups de pinceau sont des révélations de la nature!!
Ceci m'explique pourquoi, jusqu'à présent, ils ont semblé voués par la Providence au gouvernement despotique: c'est par pitié autant que par habitude qu'on les tyrannise.
Si je ne m'adressais qu'à un philosophe tel que vous, ce serait ici le lieu d'insérer des détails de mœurs qui ne ressemblent à rien de ce que vous avez jamais lu, même en France, où l'on écrit et décrit tout; mais derrière vous je vois le public, et cette complication m'arrête: vous vous figurerez donc ce que je ne vous dis pas, ou, pour parler plus juste, vous ne vous le figurerez jamais. Les excès du despotisme qui, seuls, peuvent donner lieu à l'anarchie morale que je vois régner ici ne vous étant connus que par ouï-dire, les conséquences vous en paraîtraient incroyables.
Où la liberté légale manque, la liberté illégitime ne manque jamais; où l'usage est interdit, l'abus s'introduit; déniez le droit, vous suscitez la fraude; refusez la justice, vous ouvrez la porte au crime. Il en est de certaines constitutions politiques et de certaines sévérités sociales comme de la censure servie par des douaniers, lesquels ne laissent passer que les livres pernicieux parce qu'on ne se donne pas la peine de les tromper pour les écrits inoffensifs.
Il suit de là que Moscou est la ville de l'Europe où le mauvais sujet du grand monde a le plus ses coudées franches. Le gouvernement de ce pays est trop éclairé pour ne pas savoir que, sous le pouvoir absolu, il faut que la révolte éclate quelque part; et il l'aime mieux dans les mœurs que dans la politique. Voilà le secret de la licence des uns et de la tolérance des autres. Néanmoins la corruption des mœurs a ici plusieurs autres causes que je n'ai ni le temps ni le moyen de discerner.
En voici pourtant une à laquelle je dois vous rendre attentif. C'est le grand nombre de personnes bien nées, mais mal famées, qui tombées en disgrâce pour leurs déportements, se retirent et se fixent à Moscou.
Après les orgies que notre littérature moderne s'est plu à nous dépeindre, vous savez avec quels détails, mais dans une intention morale, s'il faut en croire nos écrivains, nous devrions nous trouver experts en matière de mauvaise vie. Hé, mon Dieu! je passe condamnation sur la soi-disant utilité de leur but; je tolère leurs prédications; mais j'y attache peu d'importance, vu qu'en littérature il y a quelque chose de pis que ce qui est immoraclass="underline" c'est ce qui est ignoble; si, sous le prétexte de provoquer des réformes salutaires aux dernières classes de la société, on corrompt le goût des classes supérieures, on fait du mal. Faire parler ou seulement faire entendre aux femmes le langage des tabagies, faire aimer la grossièreté aux hommes du monde, c'est causer aux mœurs d'une nation un tort qu'aucune réforme légale ne peut compenser. La littérature est perdue chez nous parce que nos auteurs les plus spirituels, oubliant tout sentiment poétique, tout respect du beau, écrivent pour les habitués des omnibus et des barrières, et qu'au lieu d'élever ces nouveaux juges jusqu'aux aperçus des esprits délicats et nobles, ils s'abaissent jusqu'aux appétits des esprits les plus incultes et qui grâce au régime où on les met, vont être blasés d'avance sur tous les plaisirs raffinés. On fait de la littérature à l'eau forte, parce qu'avec la sensibilité on a perdu la faculté de s'intéresser aux choses simples; ceci est un mal plus grave que toutes les inconséquences qu'on signale dans les lois et dans les mœurs des vieilles sociétés; c'est encore une suite du matérialisme moderne qui réduit tout à l'utile et ne voit l'utile que dans les résultats les plus immédiats, les plus positifs de la parole. Malheur au pays où les maîtres de l'art se réduisent au rôle de substitut du préfet de police!!! Lorsqu'un écrivain se voit contraint de peindre le vice, il faut au moins qu'il redouble de respect pour le goût, et qu'il se propose la vérité idéale pour type de ses figures même les plus vulgaires. Mais trop souvent, sous les protestations de nos romanciers moralistes, ou pour mieux dire moralisants, on reconnaît moins d'amour pour la vertu que de cynisme d'opinion et d'indifférence pour le bon goût. La poésie manque à leurs œuvres parce que la foi manque à leur cœur. Ennoblir la peinture du vice comme l'a fait Richardson dans Lovelace, ce n'est pas corrompre les âmes, c'est éviter de salir les imaginations, de dégrader les esprits. Il y a là une intention morale au point de vue de l'art, et ce respect pour la délicatesse du lecteur me paraît bien autrement essentiel aux sociétés civilisées que la connaissance exacte des turpitudes de leurs bandits et des vertus et des naïvetés de leurs prostituées! Qu'on me pardonne cette excursion sur le terrain de la critique contemporaine; je me hâte de me renfermer dans les stricts et pénibles devoirs du voyageur véridique, lesquels malheureusement sont trop souvent en opposition avec les lois des compositions littéraires que je viens de vous rappeler par respect pour ma langue et pour mon pays.
Les écrits de nos peintres de mœurs les plus hardis ne sont que de bien faibles copies des originaux que j'ai journellement sous les yeux depuis que je suis en Russie.
La mauvaise foi nuit à tout, et surtout aux affaires de commerce; ici elle s'étend plus loin, elle gêne même les libertins dans l'exécution de leurs contrats les plus secrets.
Les continuelles altérations de la monnaie favorisent à Moscou tous les subterfuges; rien n'est précis dans la bouche d'un Russe, nulle promesse n'en sort bien définie ni bien garantie, et sa bourse gagne toujours quelque chose à l'incertitude de son langage. Cette confusion universelle arrête jusqu'aux transactions amoureuses parce que chacun des deux amants connaissant la duplicité de l'autre, veut être payé d'avance; de cette défiance réciproque il résulte l'impossibilité de conclure malgré la bonne volonté des parties contractantes.
Les paysannes sont plus rusées que les femmes de la ville; quelquefois ces jeunes sauvages doublement corrompues, manquent même aux premières règles de la prostitution, et ces gâte-métier se sauvent avec leur butin avant d'avoir acquitté la dette déshonorante contractée pour le recueillir.