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Mais avant de l'abandonner au cours de la folie qui l'entraîne, je veux vous le dépeindre tel qu'il vient de m'apparaître. Voici le spectacle qui m'était préparé dans la cour de l'auberge où l'on me força de descendre pour assister au décampement de la horde des libertins. Cet adieu était une vraie bacchanale.

Figurez-vous une douzaine de jeunes gens déjà plus qu'à moitié ivres, se disputant bruyamment les places de trois calèches, chacune attelée de quatre chevaux: leur chef les écrasait du geste, de la voix et de la mine. Un groupe de curieux, l'aubergiste à leur tête, suivi de tous les valets de la maison et de l'écurie, l'admiraient, l'enviaient et le bafouaient, mais s'ils se moquaient de lui, c'était tout bas et avec une révérence apparente. Lui cependant debout dans sa voiture découverte, jouait son rôle avec une gravité qui ne paraissait nullement affectée; il dominait de la tête tous les groupes, il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire un grand baquet plein de bouteilles de vin de Champagne frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un de ses adjudants, qu'il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois et le jeune fou prodiguait par flots aux assistants le vin des adieux, vin précieux, car c'était du meilleur vin de Champagne qu'on pût trouver à Moscou. Dans ses mains deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons, le plus zélé de ses satellites. Il buvait l'une et offrait l'autre au premier venu. Ses gens portaient la grande livrée, excepté son cocher, jeune serf qu'il avait récemment amené de ses terres. Cet homme était habillé avec une recherche peu ordinaire, et plus remarquable dans son apparente simplicité que la magnificence galonnée des autres valets. On lui voyait une chemise de soie écrue, précieux tissu qui vient de la Perse, et par-dessus cette étoffe brillait un cafetan du casimir le plus fin, bordé du plus beau velours de soie: le cafetan s'ouvrait sur la poitrine et laissait voir la soie de l'Orient, plissée à plis imperceptibles tant ils sont fins. Les dandys de Pétersbourg veulent que les plus jeunes et les plus beaux de leurs gens soient ainsi parés aux jours de fête. Le reste du costume répondait à tant de luxe; des bottes de cuir de Torjeck, brodées au passé en superbes fils d'or et d'argent dessinant des fleurs, étincelaient aux pieds du manant ébloui de sa propre parure, et tellement parfumé que même en plein air et à quelques pas de la voiture, j'étais offusqué des essences qui s'exhalaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses habits. L'homme le plus élégant dans un salon ne porte pas chez nous d'aussi belles étoffes que celles qu'on voyait sur le dos de ce cocher modèle.

Après avoir donné à boire à toute l'auberge, le jeune maître, en fait de folie, se penche vers cet homme ainsi paré et lui présente une coupe écumante prête à déborder: Bois, lui dit-il… Le pauvre mugic doré ne savait, dans son inexpérience, quel parti prendre… «Bois donc, lui dit son seigneur (on m'a traduit la phrase), bois donc, maraud: ce n'est pas pour toi, coquin, que je te donne ce vin de Champagne, c'est pour tes chevaux qui n'auront pas la force de fournir toute la course au grand galop si le cocher n'est pas ivre:» et toute l'assemblée d'éclater de rire et de répondre par des hourras et des applaudissements. Le cocher ne fut pas difficile à persuader; il en était à la troisième rasade, quand son maître, le chef de la bande des étourdis, donna le signal du départ, en me renouvelant, avec une politesse exquise, l'expression de ses regrets de n'avoir pu me décider à l'accompagner dans cette partie de plaisir. Il me paraissait si distingué que, tandis qu'il parlait, j'oubliais le lieu de la scène, et me croyais à Versailles au temps de Louis XIV.

Il part enfin pour le château où il devait passer trois jours. Ces messieurs appellent cela une chasse d'été.

Vous devinerez comment ils se distraient à la campagne des ennuis de la ville; c'est en faisant toujours la même chose; ils continuent là leur train de vie de Moscou… au moins: ce sont les mêmes scènes, mais avec de nouvelles figurantes. Ils emportent dans ces voyages des cargaisons de gravures d'après les plus célèbres tableaux de la France et de l'Italie, qu'ils se proposent de faire représenter avec quelques modifications de costume, par des personnages vivants.

Les villages et tout ce qu'ils contiennent sont à eux; or, vous pensez bien que le droit du seigneur, en Russie, va plus loin qu'à l'Opéra-Comique de Paris.

L'auberge de ***, accessible à tout le monde, est située sur une des places publiques de la ville, à deux pas d'un corps de garde rempli de Cosaques dont la tenue roide, l'air triste et sévère, donne aux étrangers l'idée d'un pays où personne n'oserait rire, même le plus innocemment du monde.

Puisque je me suis imposé le devoir de vous donner de ce pays l'idée que j'en ai moi-même, je suis encore forcé de joindre au tableau que je viens de vous esquisser quelques nouveaux échantillons de la conversation des hommes que je viens de faire passer un moment devant vos yeux.

L'un se vante d'être ainsi que ses frères, fils des heiduques et des cochers de leur père, et il boit et fait boire les convives à la santé de tous ses parents… inconnus!… L'autre réclame l'honneur d'être frère… (de père) de toutes les filles de service de sa mère.

Ces turpitudes ne sont pas toutes également vraies, il y a là beaucoup de fanfaronnade, sans doute; mais inventer de pareilles infamies pour s'en glorifier, c'est une corruption d'esprit qui dénote un mal profond, et pire, ce me semble, que les actions mêmes de ces libertins, tout insensées qu'elles sont.

Si l'on en croit ces messieurs, les bourgeoises de Moscou ne se conduisent pas mieux que les grandes dames.

Pendant les mois où les maris vont à la foire de Nijni, les officiers de la garnison n'ont garde de quitter la ville. C'est l'époque des rendez-vous faciles: elles y viennent ordinairement accompagnées de quelques respectables parentes à la garde desquelles les ont confiées les maris absents. On va jusqu'à payer les complaisances et le silence de ces duègnes de famille; cette espèce de galanterie ne peut s'appeler de l'amour; point d'amour sans pudeur, tel est l'arrêt prononcé de toute éternité contre les femmes qui se trompent de bonheur et qui se dégradent au lieu de se purifier par la tendresse. Les défenseurs des Russes prétendent qu'à Moscou les femmes n'ont pas d'amants: je dis comme eux; il faudrait se servir de quelqu'autre terme pour désigner les amis qu'elles vont ainsi chercher en l'absence des maris.

Je suis, je vous le répète, très-disposé à douter de tout ce qu'on me raconte en ce genre; mais je ne puis douter qu'on ne le raconte plaisamment et complaisamment au premier étranger venu; et l'air de triomphe du conteur signifie: ed anch' io, son pittore!… et nous aussi, nous sommes civilisés!…

Plus je considère la manière de vivre de ces débauchés de haut parage, et moins je m'explique la position sociale, pour parler le langage du jour, qu'ils conservent ici malgré des écarts qui, dans d'autres pays, leur feraient fermer toutes les portes. J'ignore comment ces mauvais sujets affichés sont vus dans leurs familles, mais j'atteste qu'en public chacun leur fait fête; leur apparition est le signal de la joie générale, leur présence fait plaisir même aux hommes plus âgés qui ne les imitent pas, sans doute, mais qui les encouragent par leur tolérance. On court au-devant d'eux, c'est à qui leur donnera la main, à qui les plaisantera sur leurs aventures, enfin c'est à qui leur témoignera son admiration à défaut d'estime.