En voyant l'accueil qu'ils reçoivent généralement, je me demande ce qu'il faudrait faire ici pour perdre la considération.
Par une marche contraire à celle des peuples libres, dont les mœurs deviennent toujours plus puritaines, si ce n'est plus pures à mesure que la démocratie gagne du terrain dans les constitutions, on confond ici la corruption avec les institutions libérales, et les mauvais sujets distingués y sont admirés comme les hommes de la minorité le sont chez nous, quand ils ont du mérite.
Le jeune prince *** n'a commencé sa carrière de libertin qu'à la suite d'un exil de trois ans au Caucase où le climat a ruiné sa santé. C'est au sortir du collége qu'il encourut cette peine pour avoir cassé des carreaux de vitre dans quelques boutiques de Pétersbourg; le gouvernement, ayant voulu voir une intention politique dans ce désordre innocent, a fait, par son excessive sévérité, d'un étourdi encore enfant un homme corrompu, perdu pour son pays, pour sa famille et pour lui-même[4].
Telles sont les aberrations dans lesquelles le despotisme, le plus immoral des gouvernements, peut faire tomber les esprits.
Ici toute révolte paraît légitime, même la révolte contre la raison, contre Dieu! Rien de ce qui sert à l'oppression n'est respectable, pas même ce qui s'appelle saint par toute la terre. Où l'ordre est oppressif, tout désordre a ses martyrs, et tout ce qui tient de l'insurrection est du dévouement. Un Lovelace, un don Juan et pis encore, s'il est possible, seront érigés en libérateurs, uniquement parce qu'ils auront encouru des châtiments légaux; tant la considération s'attache au délit quand la justice abuse!… Alors le blâme ne tombe que sur le juge. Les excès du commandement sont si énormes que toute espèce d'obéissance est en exécration, et qu'on avoue la haine des bonnes mœurs comme on dirait ailleurs: «Je déteste le gouvernement arbitraire.»
J'avais apporté en Russie un préjugé que je n'ai plus: je croyais, avec beaucoup de bons esprits, que l'autocratie tirait sa principale force de l'égalité qu'elle fait régner au-dessous d'elle; mais cette égalité est une illusion; je me disais et l'on me disait: quand un seul homme peut tout, les autres hommes sont tous égaux, c'est-à-dire également nuls; ce n'est pas un bonheur, mais c'est une consolation. Cet argument était trop logique pour n'être pas réfuté par le fait. Il n'y a pas de pouvoir absolu en ce monde; mais il y a des pouvoirs arbitraires et capricieux, et, quelque abusifs que puissent devenir de tels pouvoirs, ils ne sont jamais assez pesants pour établir l'égalité parfaite parmi leurs sujets.
L'Empereur de Russie peut tout. Mais si cette faculté du souverain contribue à la patience de quelques grands seigneurs dont elle apaise l'envie, croyez bien qu'elle n'influe guère sur l'esprit de la masse. L'Empereur ne fait pas tout ce qu'il peut, car s'il le faisait souvent, il ne le pourrait pas longtemps; or, tant qu'il ne le fait pas, la condition du noble qu'il laisse debout reste terriblement différente de celle du mugic ou du petit marchand écrasé par le seigneur. Je soutiens qu'il y a aujourd'hui en Russie plus d'inégalité réelle dans les conditions que dans tout autre pays de l'Europe. L'égalité au-dessous du joug est ici la règle, l'inégalité l'exception; mais, sous le régime du caprice, l'exception l'emporte.
Les faits humains sont trop compliqués pour les soumettre à la rigueur d'un calcul mathématique, aussi vois-je régner sous l'Empereur, entre les castes qui composent l'Empire, des haines qui n'ont leur source que dans l'abus des pouvoirs secondaires.
En général, les hommes ont ici le langage doucereux, ils vous disent d'un air mielleux que les serfs russes sont les paysans les plus heureux de la terre. Ne les écoutez pas, ils vous trompent, beaucoup de familles de serfs, dans les cantons reculés, souffrent même de la faim; plusieurs périssent par la misère et les mauvais traitements; partout l'humanité pâtit en Russie, et les hommes qu'on vend avec la terre pâtissent plus que les autres; mais ils ont droit aux choses de première nécessité, nous dit-on: droit illusoire pour qui n'a aucun moyen de le faire valoir.
Il est, dit-on encore, dans l'intérêt des seigneurs de subvenir aux besoins de leurs paysans. Mais tout homme entend-il toujours bien ses intérêts? Chez nous celui qui se conduit déraisonnablement perd sa fortune, voilà tout; or, comme ici la fortune d'un homme c'est la vie d'une foule d'hommes, celui qui régit mal ses biens fait mourir de faim des villages entiers. Le gouvernement, quand il voit des excès trop criants, et Dieu sait combien de temps il lui faut pour les apercevoir, met, pour guérir le mal, le mauvais seigneur en tutelle; mais cette mesure toujours tardive ne ressuscite pas les morts. Vous figurez-vous la masse de souffrances et d'iniquités inconnues qui doit être produite par de telles mœurs, sous une telle constitution et sous un pareil climat? Il est difficile de respirer librement en Russie lorsqu'on songe à tant de souffrances.
Les Russes sont égaux, non devant les lois qui sont nulles, mais devant la fantaisie du souverain qui ne peut pas tout, quoi qu'on en dise; c'est-à-dire que sur soixante millions d'hommes, il y aura un homme en dix ans choisi pour servir à prouver que cette égalité subsiste. Mais le souverain n'osant pas souvent user d'une marotte pour sceptre, succombe lui-même sous le faix du pouvoir absolu: homme borné, il se laisse dominer par des distances de lieux, par des ignorances de faits, par des coutumes, par des subalternes.
Or, remarquez que chaque grand seigneur a dans sa sphère étroite les mêmes difficultés à vaincre, avec des tentations auxquelles il lui est plus difficile encore de résister, parce qu'étant moins en vue que l'Empereur, il est moins contrôlé par l'Europe et par son propre pays: il résulte de cet ordre, ou pour parler plus juste, de ce désordre social, solidement fondé, des disparates, des inégalités, des injustices inconnues aux sociétés où la loi seule peut changer les rapports des hommes entre eux.
Il n'est donc pas vrai de dire que la force du despotisme réside dans l'égalité de ses victimes, elle n'est que dans l'ignorance de la liberté, et dans la peur de la tyrannie. Le pouvoir d'un maître absolu est un monstre toujours prêt d'en enfanter un pire: la tyrannie du peuple.
À la vérité l'anarchie démocratique ne peut durer; tandis que la régularité produite par les abus de l'autocratie perpétue de génération en génération sous l'apparence de la bienfaisance, l'anarchie morale, le pire des maux, et l'obéissance matérielle, le plus dangereux des biens: l'ordre civil qui voile un tel désordre moral est un ordre trompeur.
La discipline militaire appliquée au gouvernement d'un État est encore un puissant moyen d'oppression et c'est elle qui plus que la fiction de l'égalité fait en Russie la force abusive du souverain. Mais cette force redoutable ne se tourne-t-elle pas souvent contre celui qui en use? Tels sont les maux dont la Russie est incessamment menacée: anarchie populaire poussée jusqu'à ses dernières conséquences, si la nation se révolte; et si elle ne se révolte pas, prolongation de la tyrannie qu'elle subit avec plus ou moins de rigueur selon les temps et les localités.
N'oubliez pas pour bien apprécier les difficultés de la situation politique de ce pays que le peuple sera d'autant plus terrible dans sa vengeance qu'il est plus ignorant, et que sa patience a duré plus longtemps. Un gouvernement qui ne rougit de rien, parce qu'il se pique de faire ignorer tout et qu'il s'en arroge la force, est plus effrayant que solide: dans la nation, malaise; dans l'armée, abrutissement; dans le pouvoir, terreur partagée par ceux mêmes qui se font craindre le plus; servilité dans l'Église, hypocrisie dans les grands, ignorance et misère dans le peuple, et la Sibérie pour tous: voilà le pays tel que l'ont fait la nécessité, l'histoire, la nature, la Providence, toujours impénétrable en ses desseins…