Un Russe me montrait hier dans son cabinet une petite bibliothèque portative qui me paraissait un modèle de bon goût. Je m'approche de cette collection pour ouvrir un volume qui me paraît étrange; c'était un manuscrit arabe recouvert en vieux parchemin. «Vous êtes bien heureux, vous savez l'arabe? dis-je au maître de la maison.—Non, me répondit-il; mais j'ai toujours toutes sortes de livres autour de moi: cela donne bon air à une chambre.»
À peine cette naïveté lui était-elle échappée, que l'expression de mon visage lui fit sentir, malgré moi, qu'il venait de s'oublier. Alors, bien assuré qu'il était de mon ignorance, il se mit à me traduire d'invention quelques passages de ce manuscrit, et il le fit avec une volubilité, une fluidité, une loquèle digne du latin du Médecin malgré lui; son adresse m'aurait trompé, si je n'eusse été sur mes gardes; mais averti comme je l'étais par l'embarras qu'il n'avait pu me dissimuler d'abord, je vis clairement qu'il voulait réparer sa franchise et me donner à penser, sans le dire, que l'aveu qu'il venait de me faire n'était qu'une plaisanterie. Cette finesse, toute profonde qu'elle était, fut perdue.
Tels sont cependant les jeux d'enfants où se réduisent les peuples, quand leur amour-propre souffrant les met en rivalité de civilisation avec des nations plus anciennes!…
Il n'y a ni ruse ni mensonge dont leur dévorante vanité ne devienne capable dans l'espoir que nous dirons en retournant chez nous: «On a pourtant eu tort d'appeler ces gens-là: les barbares du Nord.» Cette qualification ne leur sort pas de la tête: ils la rappellent à tout propos aux étrangers avec une humilité ironique; et ils ne s'aperçoivent pas que par cette susceptibilité même, ils donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.
J'ai loué une voiture du pays pour aller à Nijni afin de ménager la mienne; mais cette espèce de tarandasse à ressorts[6] n'est guère plus solide que ma calèche, c'est la remarque que faisait tout à l'heure une personne du pays qui était venue assister aux apprêts de mon départ! «Vous m'inquiétez, lui répliquai-je, car je suis ennuyé de casser à chaque poste.
—Pour une longue route, je vous conseillerais d'en prendre une autre, si toutefois vous en pouviez trouver à Moscou dans cette saison; mais le voyage est si court que celle-ci vous suffira.»
Ce court voyage pour aller et revenir avec le détour que je compte faire par Troïtza et Yaroslaf est de quatre cents lieues; notez que dans ces quatre cents lieues, il y en a bien à ce qu'on m'assure cent cinquante de chemins détestables: rondins, souches d'arbres enfoncées dans la tourbe, sables profonds avec des pierres mouvantes, etc., etc., etc. À la manière dont les Russes apprécient les distances, on s'aperçoit qu'ils habitent un pays grand comme l'Europe, la Sibérie à part.
Un des traits les plus séduisants de leur caractère, à mon avis, c'est leur aversion pour les objections; ils ne connaissent ni difficultés ni obstacles. Ils savent vouloir. En cela l'homme du peuple participe à l'humeur tant soit peu gasconne des grands seigneurs; avec sa hachette qu'il ne quitte jamais, un paysan russe triomphe d'une foule d'accidents et d'embarras qui arrêteraient les villageois de nos contrées, et il dit oui à tout ce qu'on lui demande.
LETTRE TRENTIÈME.
Routes de l'intérieur de la Russie.—Fermes, maisons de campagne.—Aspect des villages.—Monotonie des sites.—Vie pastorale des paysans.—Femmes de la campagne bien habillées et belles.—Beauté des vieillards russes.—Aspect qu'ils donnent aux villages.—Rencontre d'un voyageur.—Ruse raffinée, attribuée aux Polonais.—Nuit d'auberge à Troïtza.—Définition de la malpropreté.—Pestalozzi.—Intérieur du couvent.—Pèlerins.—Le kibitka.—Saint Serge.—Souvenirs patriotiques.—Image de saint Serge.—Tombeau de Boris Godounoff.—Bibliothèque du couvent: les moines refusent de la montrer.—Inconvénients d'un voyage dans l'intérieur de la Russie.—Mauvaise qualité de l'eau dans toute la Russie.—Pourquoi on voyage dans ce pays.—Ce qu'est en Russie la passion du vol.
Au couvent de Troïtza, à vingt lieues de Moscou, ce 17 août 1839.
À en croire les Russes, tous les chemins seraient bons chez eux pendant l'été; même ceux qui ne sont pas des grandes routes: moi, je les trouve tous mauvais. Une voie inégale, quelquefois large comme un champ, quelquefois fort étroite, passe dans des sables où les chevaux s'enfonçant jusqu'au-dessus du genou, perdent haleine, rompent leurs traits, et refusent de tirer tous les vingt pas; si l'on sort du sable c'est pour tomber dans des boues où se jouent de grosses pierres et d'énormes souches de bois qui brisent les voitures en dansant sous les roues, et en éclaboussant les voyageurs; voilà les chemins de ce pays en toutes saisons, excepté aux époques de l'année où ils deviennent absolument impraticables par l'excès du froid dont la rigueur rend les voyages périlleux, ou par la fonte des neiges et par les inondations, tourbillons sans courant, qui transforment les basses plaines en lacs pendant deux ou trois mois de l'année, six semaines après l'hiver et autant après l'été… le reste du temps ce sont des marécages. Ces routes toutes semblables entre elles sont bordées de paysages, toujours les mêmes. Deux lignes de petites maisons de bois plus ou moins ornées de ciselures peintes et le pignon regardant inévitablement la rue, chaque maison flanquée d'un bâtiment à deux fins, espèce de cour couverte, ou de vaste hangar clos de trois côtés: voilà le village russe! Toujours et partout cet unique aspect vous frappe! Les paroisses sont plus ou moins rapprochées selon que la province est plus ou moins peuplée: mais rares ou nombreux tous se répètent; il en est de même du site: plaine ondulée, tantôt marécageuse, tantôt sablonneuse: quelques champs, quelques pâturages ceints de forêts de pins, tantôt éloignés, tantôt rapprochés du chemin: quelquefois bien venants, le plus souvent étiolés et grêles: voilà la nature dans ces vastes contrées!!… On rencontre de loin en loin quelques maisons de campagne, quelques fermes d'assez belle apparence: deux grandes allées de bouleaux servent d'avenues à ces habitations qui sont des seigneuries, et que le voyageur salue de la route comme des oasis.
Il y a quelques provinces où la chaumière est bâtie en terre; mais alors son apparence plus misérable est pourtant encore assez semblable à celle des cabanes de bois; d'un bout de l'Empire à l'autre le plus grand nombre des habitations rurales est construit en longues et grosses solives mal équarries et soigneusement calfeutrées avec de la mousse et de la résine. La Crimée, pays tout à fait méridional, fait exception; d'ailleurs comparé à l'étendue de l'Empire, ce n'est qu'un point perdu dans l'immensité.
La monotonie est la divinité de la Russie néanmoins, cette monotonie même a quelque charme pour les âmes capables de jouir de la solitude: le silence est profond dans ces sites invariables; il devient quelquefois sublime au milieu de la plaine déserte qui n'a de bornes que celles de notre vue.
La forêt lointaine ne varie pas, elle n'est pas belle, mais qui peut la sonder? Quand on pense qu'elle ne finit qu'à la muraille de la Chine, on est saisi de respect: la nature comme la musique tire une partie de sa puissance des répétitions. Etrange mystère! c'est par l'uniformité qu'elle multiplie les impressions; en cherchant à trop renouveler les effets, on tombe dans le fade et dans le lourd: c'est ce qui arrive aux musiciens modernes quand ils sont privés de génie; mais au contraire lorsque l'artiste brave le danger de la simplicité l'art devient sublime comme la nature. Le style classique, ce mot est ici employé dans l'ancienne acception, n'est pas varié.