La vie pastorale a toujours du charme: ses occupations calmes et régulières conviennent à l'homme primitif; elles maintiennent longtemps la jeunesse des races. Les pâtres qui ne s'éloignent jamais de leur terre natale sont sans contredit les moins à plaindre des Russes. Leur beauté même, qui devient plus frappante en approchant du gouvernement de Yaroslaf, prouve pour leur manière de vivre.
J'ai rencontré, chose nouvelle pour moi en Russie, quelques paysannes fort jolies, aux cheveux d'or, au teint blanc, à la peau délicate et à peine colorée, aux yeux d'un bleu pâle, mais expressifs par leur coupe asiatique et par leurs regards languissants. Si ces jeunes vierges, avec leurs traits semblables à ceux des madones grecques, avaient la tournure et la vivacité de mouvement des femmes espagnoles elles seraient les créatures les plus séduisantes de la terre. Un grand nombre de femmes de ce gouvernement m'ont paru bien habillées. Elles portent par-dessus leur jupe de drap une petite redingote bordée de fourrures. Cette courte houppelande, finissant au-dessus du genou, prend bien la taille, et donne de la grâce à toute la personne.
Je n'ai vu en aucun pays autant de beaux fronts chauves ou de beaux cheveux blancs que dans cette partie de la Russie. Les têtes de Jéhova, ces chefs-d'œuvre du premier élève de Léonard de Vinci, ne sont pas des conceptions aussi idéales que je le croyais lorsque j'admirais les fresques de Luini à Lainate, à Lugano, à Milan. Ces têtes se retrouvent ici vivantes; au seuil de chaque cabane de beaux vieillards au teint frais, aux joues pleines, aux yeux bleus et brillants, à la physionomie reposée, à la barbe d'argent qui luit au soleil autour d'une bouche dont elle rehausse le sourire bienveillant et calme, semblent autant de dieux protecteurs placés à l'entrée des villages. Le voyageur, à son passage, est salué par ces nobles figures majestueusement assises sur la terre qui les a vus naître; vraies statues antiques, emblèmes de l'hospitalité, un païen les adorerait: les chrétiens les admirent avec un respect involontaire, car dans la vieillesse, la beauté n'est plus physique, c'est le chant triomphal de l'âme après la victoire…
Il faut venir chez les paysans russes pour retrouver la pure image de la société patriarcale et pour remercier Dieu de l'heureuse existence qu'il a départie, malgré les fautes des gouvernements, à ces créatures inoffensives dont la naissance et la mort ne sont séparées que par une longue suite d'années d'innocence.
Ah!… que l'ange ou le démon de l'industrie et des lumières me pardonne! je ne puis m'empêcher de trouver un grand charme à l'ignorance lorsque j'en vois le fruit dans la physionomie céleste des vieux paysans russes.
Ces patriarches modernes se reposent noblement au déclin de leur vie; travailleurs exempts de la corvée, ils se débarrassent de leur fardeau, vers la fin du jour, et s'asseyent avec dignité sur le seuil de la chaumière qu'ils ont peut-être rebâtie plusieurs fois, car sous ce rude climat la maison de l'homme ne dure pas autant que sa vie. Quand je ne rapporterais de mon voyage en Russie que le souvenir de ces vieillards sans remords, appuyés contre ces portes sans serrures, je ne regretterais pas la peine que j'ai prise pour venir voir des créatures si différentes de tous les autres paysans du monde. La noblesse de la chaumière m'inspire toujours un profond respect.
Tout gouvernement fixe, quelque mauvais qu'il soit d'ailleurs, a son bon résultat, et tout peuple policé a de quoi se consoler des sacrifices qu'il fait à la vie sociale.
Néanmoins, au fond de ce calme que je partage et que j'admire, quel désordre! que de violence! quelle sécurité trompeuse!…
J'en étais là de ma lettre, quand un homme de ma connaissance, aux discours duquel on peut ajouter foi, parti de Moscou quelques heures après moi, arrive à la poste de Troïtza. Sachant que je devais passer la nuit dans ce lieu, il a fait demander à me voir pendant qu'il relayait; il vient de me confirmer ce que je savais: c'est que quatre-vingts villages ont été incendiés tout dernièrement dans le gouvernement de Sembirsk, à la suite de la révolte des paysans. Les Russes attribuent ces troubles aux intrigues des Polonais. «Quel intérêt les Polonais ont-ils à brûler la Russie? dis-je à la personne qui me racontait le fait.—Aucun, me répondit-elle, si ce n'est qu'ils espèrent attirer contre eux-mêmes la colère du gouvernement russe; tout ce qu'ils craignent, c'est qu'on ne les laisse en paix.—Vous me rappelez, m'écriai-je, les bandes d'incendiaires qui, au commencement de notre première révolution, accusaient les aristocrates de brûler leurs propres châteaux.—Vous n'en croyez pas ma parole, répliqua le Russe; cependant j'observe de près les choses, et je sais par expérience que chaque fois que les Polonais voient l'Empereur pencher vers la clémence, ils forment de nouveaux complots; alors ils envoient chez nous des émissaires déguisés, et simulent des conspirations à défaut de crimes réels; le tout uniquement pour attiser la haine des Russes, et pour provoquer de nouvelles condamnations contre eux et leurs concitoyens; en un mot, ils ne redoutent rien tant que le pardon, parce que la douceur du gouvernement russe changerait le cœur de leurs paysans, qui finiraient par aimer l'ennemi, s'ils en recevaient des bienfaits.—Ceci me paraît du machiavélisme héroïque, répliquai-je; mais je n'y crois pas. D'ailleurs, que ne leur pardonnez-vous, pour les punir? Vous seriez en même temps plus adroits et plus grands qu'eux. Mais vous les haïssez; et je crois bien plutôt que les Russes, pour justifier leur rancune, accusent la victime et cherchent, dans tout ce qui arrive de malheureux chez eux, quelque prétexte pour appesantir leur joug sur des adversaires dont l'ancienne gloire est un crime irrémissible; d'autant qu'il faut en convenir, la gloire polonaise n'était pas modeste.—Non plus que la gloire française, reprit malignement mon ami… (je le connaissais de Paris); mais vous jugez mal notre politique, parce que vous ne connaissez ni les Russes ni les Polonais.—Refrain ordinaire de vos compatriotes lorsqu'on ose leur dire des vérités déplaisantes; les Polonais sont faciles à connaître; ils parlent toujours, je me fie aux bavards plus qu'aux hommes qui ne disent que ce qu'on ne se soucie pas de savoir.—Il faut pourtant que vous ayez bien de la confiance en moi.—En vous personnellement, oui; mais quand je me souviens que vous êtes Russe, j'ai beau vous connaître depuis dix ans, je me reproche mon imprudence, c'est-à-dire ma franchise.—Je prévois que vous nous arrangerez mal, à votre retour chez vous.—Si j'écrivais, peut-être; mais, comme vous le dites, je ne connais pas les Russes, et je me garderai de parler au hasard de cette impénétrable nation.—C'est ce que vous pouvez faire de mieux.—A la bonne heure; mais n'oubliez pas qu'une fois connus pour être dissimulés, les hommes les plus réservés sont appréciés comme s'ils étaient démasqués.—Vous êtes trop satirique et trop pénétrant pour des barbares tels que nous.» Là-dessus mon ancien ami remonte en voiture et part au galop, et moi je retourne à ma chambre pour vous transcrire notre dialogue. Je cache mes nouvelles lettres parmi des papiers d'emballage; car j'ai toujours peur de quelque perquisition secrète ou même à force ouverte pour découvrir le fond de mes pensées; mais je me figure que ne trouvant rien dans mon écritoire ni dans mon portefeuille, on se tranquilliserait. Je vous ai dit, d'ailleurs, le soin que je prends pour éloigner le feldjæger lorsque je veux écrire; de plus, j'ai établi qu'il n'entre jamais dans ma chambre sans m'en faire demander la permission par Antonio. Un Italien peut lutter de finesse avec un Russe. Celui-ci est depuis quinze ans auprès de moi comme valet de chambre; il a la tête politique des Romains modernes, et le noble cœur des anciens. Je ne me serais pas hasardé dans ce pays avec un domestique ordinaire, ou je me serais abstenu d'écrire; mais Antonio contre-minant l'espionnage du feldjæger m'assure quelque liberté.