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Travemünde s'est embelli depuis dix ans, et, qui plus est, les embellissements ne l'ont pas gâté. Une route magnifique a été terminée entre Lubeck et la mer; c'est un berceau en charmille à l'ombre duquel la poste vous conduit jusqu'à l'embouchure de la rivière à travers des vergers et des hameaux épars dans des herbages. Je n'ai rien vu de si pastoral au bord d'aucune mer. Le village s'est égayé, quoique le pays soit resté silencieux et agreste; c'est une prairie à fleur de mer; les pâturages, animés par de nombreux troupeaux qui les parcourent jour et nuit, ne finissent qu'à la grève; l'eau salée baigne le gazon.

Ces rives plates donnent à la mer Baltique l'apparence d'un lac, au pays une tranquillité qui paraît surnaturelle; on se croit dans les champs Élysées de Virgile au milieu des ombres heureuses. La vue de la mer Baltique, malgré ses orages et ses écueils, m'inspire la sécurité. Les eaux des golfes, les plus dangereuses de toutes, ne font pas sur l'imagination l'impression d'une étendue sans bornes; c'est l'idée de l'infini qui épouvante l'homme arrêté au bord du grand Océan.

Le tintement de la clochette des troupeaux se confond sur le port de Travemünde avec le glas de la cloche des bateaux à vapeur. Cette apparition momentanée de l'industrie moderne au milieu d'une contrée où la vie pastorale est encore celle d'une grande partie de la population, me paraît poétique sans être étourdissante. Ce lieu inspire un repos salutaire; c'est un refuge contre les envahissements du siècle, et pourtant c'est une plaine ouverte, douce à voir, facile à parcourir; mais on s'y sent dans la solitude, comme si l'on était au milieu d'une île d'un abord difficile, et où l'homme ne pourrait défigurer la nature. Sous ces latitudes, le repos est inévitable; l'esprit sommeille, et le temps ploie ses ailes.

Les populations du Holstein et du Mecklembourg ont une beauté calme qui s'accorde avec l'aspect doux et paisible de leur pays, et avec le froid du climat. Le rose des visages, l'égalité du terrain, la monotonie des habitudes, l'uniformité des paysages, tout est en harmonie.

Les fatigues de la pêche, pendant l'hiver, quand les hommes vont chercher la mer libre à travers une bordure de trois lieues de glaçons, coupés de crevasses, et périlleux à franchir, donnent seules une sorte de mouvement poétique à une vie d'ailleurs bien ennuyeuse. Sans cette campagne d'hiver, les habitants du rivage languiraient au coin de leurs poêles sous leurs pelisses de peau de mouton retournées. L'affluence des baigneurs sur cette belle plage sert aux paysans de la rive à gagner, pendant l'été, de quoi suffire à leurs premiers besoins, pour tout le reste de l'année, sans s'exposer à tant de périls et de fatigues; mais où il n'y a que le nécessaire, il n'y a rien. Parmi les hommes de Travemünde, la pêche d'hiver représente le superflu; les dangers gratuits qu'ils affrontent pendant cette rude saison servent à leur élégance; c'est pour une bague à son doigt, pour des boucles à ses oreilles, pour une chaîne d'or au cou de sa maîtresse, pour une cravate de soie éclatante; c'est pour briller enfin, et pour faire briller ce qu'il aime, ce n'est pas pour manger qu'un pêcheur de Travemünde lutte, au péril de ses jours, contre les flots et les glaces; il n'affronterait pas cet inutile danger s'il n'était une créature supérieure à la brute, car le besoin du luxe tient à la noblesse de notre nature, et ne peut être dompté que par un sentiment encore plus noble.

Ce pays me plaît, malgré son aspect uniforme. La végétation y est belle. Au 6 juillet, la verdure me paraît fraîche et nouvelle; les seringats des jardins commencent à peine à fleurir. Le soleil, sous ces climats paresseux, se lève tard, en grand seigneur, et se montre pour peu de temps; le printemps n'arrive qu'au mois de juin, quand l'été va s'en aller; mais si l'été y est court, les jours y sont longs. Et puis il règne une sorte de sérénité sublime dans un paysage où le sol horizontal est à peine visible et où le ciel tient la plus grande place: en contemplant cette terre basse comme la mer qu'à peine elle arrête, cette terre unie et qui ne s'est jamais ressentie des commotions du globe, terre à l'abri des révolutions de la nature comme des troubles de la société, on admire, on s'attendrit, comme on adore un front virginal. Je trouve ici le charme d'une idylle qui me reposerait du dévergondage dramatique de nos romans et de nos comédies; ce n'est pas pittoresque, mais c'est champêtre et différent de tout; car ce n'est pas le champêtre et le pastoral des autres beaux lieux de l'Europe.

Le crépuscule de dix heures me rend la promenade du soir délicieuse; il règne dans l'air à ce moment un silence solennel; c'est la suspension de la vie, rien ne parle aux sens, ils sont pour ainsi dire hors d'atteinte; mes regards, perdus dans la contemplation des pâles astres du Nord, s'enfoncent loin de la terre, ou plutôt ils s'arrêtent, ils renoncent, et mon esprit, dans le vague espace où il plane, échappe aux régions inférieures pour s'élancer librement jusqu'au delà du ciel visible.

Mais pour éprouver le charme de ces illusions, il faut venir de loin. La nature n'a tout son prix qu'aux yeux des étrangers civilisés; les rustiques indigènes ne jouissent pas comme nous du monde qui les environne: un des plus grands bienfaits de la société, c'est qu'elle révèle aux habitants des villes toutes les beautés des champs; c'est la civilisation qui m'apprend à me plaire dans ces contrées destinées par la nature à nous conserver l'image de la vie primitive; je fuis les salons, les conversations, les bonnes auberges, les routes faciles, enfin tout ce qui pique la curiosité, tout ce qui excite l'admiration des hommes nés dans des sociétés à demi barbares, et malgré mon aversion pour la mer, je m'embarque demain sur un vaisseau dont je brave avec joie toutes les incommodités, pourvu qu'il me porte vers des déserts et des steppes… des steppes! ce nom oriental me fait pressentir à lui seul une nature inconnue et merveilleuse; il réveille en moi un désir, qui me tient lieu de jeunesse, de courage, et qui me rappelle que je ne suis venu en ce monde qu'à condition de voyager: telle est la fatalité de ma nature. Mais faut-il vous l'avouer? peut-être n'aurais-je jamais entrepris ce voyage, s'il n'y avait pas des steppes en Russie. Je crains vraiment d'être trop jeune pour le siècle et le pays où nous vivons!…

Ma voiture est déjà sur le paquebot; c'est, disent les Russes, un des plus beaux bateaux à vapeur du monde. On l'appelle le Nicolas Ier. Ce même vaisseau a brûlé l'année dernière, pendant une traversée de Pétersbourg à Travemünde; on l'a refait, et depuis cette restauration, il en est à son deuxième voyage. Le souvenir de la catastrophe arrivée pendant le premier, ne laisse pas que de causer quelque appréhension aux passagers. L'histoire de ce naufrage est honorable pour nous à cause de la noble et courageuse conduite d'un jeune Français, qui se trouvait parmi les voyageurs.

C'était la nuit, on voguait dans les parages du Mecklembourg, et le capitaine jouait tranquillement aux cartes avec quelques passagers. Ses amis ont prétendu, pour le justifier, qu'il savait l'accident dont était menacé le vaisseau, mais qu'ayant reconnu, dès le premier moment, que le mal était sans remède, il avait donné en secret l'ordre de s'approcher en toute hâte des côtes du Mecklembourg pour y faire échouer le bâtiment sur un banc de sable, afin d'atténuer le danger. Cependant, ajoutent des mêmes amis, il s'efforçait par son héroïque sang-froid, de prolonger autant que possible la sécurité des passagers, sécurité nécessaire au salut du bâtiment; vous verrez tout à l'heure ce que l'Empereur a pensé de cet effort de courage trop vanté!…