(Suite de la même lettre.)
Troïtza, ce 18 août 1839.
S'il fallait m'excuser des redites et de la monotonie, il faudrait vous demander pardon de voyager en Russie. Le retour fréquent des mêmes impressions est inévitable dans tous les voyages consciencieux; mais dans celui-ci plus que dans tout autre… Voulant vous donner l'idée la plus exacte possible du pays que je parcours, il faut que je vous dise exactement, heure par heure, ce que j'éprouve: c'est le seul moyen de justifier ce que je penserai plus tard.
Troïtza est, après Kiew, le pèlerinage le plus célèbre et le plus fréquenté de la Russie. Situé à vingt lieues de Moscou, ce monastère historique m'a paru valoir la peine de m'y arrêter un jour, et d'y passer la nuit afin de voir en détail les sanctuaires révérés des chrétiens russes.
Mais pour m'acquitter de ma tâche, il m'a fallu ce matin un effort de raison: après une nuit pareille à celle que je viens de passer, on n'a plus la moindre curiosité; le dégoût physique l'emporte sur tout.
Des personnes réputées à Moscou pour impartiales, m'avaient assuré que je trouverais à Troïtza un gîte fort supportable. En effet, le bâtiment où l'on reçoit les étrangers, espèce d'auberge appartenant au couvent, mais située hors de l'enceinte sacrée, est un corps de logis spacieux et qui contient des chambres assez habitables en apparence: néanmoins à peine couché, mes précautions ordinaires se sont trouvées en défaut; j'avais gardé de la lumière selon ma coutume, et ma nuit s'est passée à me battre contre des nuées de bêtes; elles étaient noires, brunes, il y en avait de toutes les formes et je crois de toutes les espèces. Elles m'apportaient la fièvre et la guerre: la mort de l'une d'entre elles semblait attirer la vengeance de son peuple, qui se ruait sur moi à la place où le sang avait coulé; je luttais en désespéré, m'écriant dans ma rage: «Il ne leur manque que des ailes pour faire de ceci l'enfer!» Ces insectes laissés là par les pèlerins qui affluent à Troïtza de toutes les parties de l'Empire, pullulent à l'abri de la châsse de saint Serge, le fondateur de ce fameux couvent. La bénédiction du ciel se répand sur leur postérité, qui multiplie en cet asile sacré plus qu'en aucun autre lieu du monde. Voyant les légions que j'avais à combattre se renouveler sans cesse, je perdais courage et le mal de la peur devint pire pour moi que le mal réel; car je ne pouvais me persuader que cette hideuse armée ne renfermât pas quelques escadrons invisibles et dont la présence me serait révélée au grand jour. L'idée que la couleur de leur armure protégeait ceux-ci contre mes recherches, me rendait fou: ma peau était brûlante, mon sang bouillonnait, je me sentais dévoré par d'imperceptibles ennemis; et dans ce moment, je crois que si l'on m'eût donné le choix, j'aurais mieux aimé combattre des tigres que cette milice des gueux, qui fait leur richesse; car, on jette l'argent aux mendiants de peur des présents en nature que le pauvre, s'il était rebuté, pourrait faire au riche dédaigneux. Cette milice fait aussi trop souvent la gloire des saints, car l'extrême austérité marche quelquefois de compagnie avec la malpropreté, alliance impie et contre laquelle les vrais amis de Dieu ne peuvent tonner assez haut. Et que deviendrai-je, moi, pécheur, stigmatisé sans profit pour le ciel par la vermine de la pénitence? me disais-je avec un désespoir qui m'aurait paru comique dans un autre; me lever, marcher au milieu de ma chambre, ouvrir les fenêtres, tout cela me calmait un instant; mais le fléau me poursuivait partout. Les chaises, les tables, les plafonds, les pavés, les murs, étaient vivants; je n'osais m'approcher d'un meuble, de peur de revenir infecter ensuite tout ce qui est à moi. Mon valet de chambre est entré chez moi avant l'heure convenue, il avait éprouvé les mêmes angoisses et de plus grandes, car le malheureux ne voulant, ne pouvant pas grossir nos bagages, n'a pas de lit; il pose sa paillasse à terre afin d'éviter les canapés et les meubles du pays avec tous leurs accessoires. Si j'insiste sur ces inconvénients, c'est qu'ils vous donnent la mesure des vanteries des Russes, et du degré de civilisation matérielle où sont parvenus les habitants de la plus belle partie de cet Empire. En voyant entrer ce pauvre Antonio les yeux rapetissés, le visage enflé, je n'eus pas besoin de le questionner; sans parler, il me montra un manteau devenu brun de bleu qu'il était la veille. Ce manteau étendu sur une chaise me paraissait mobile, c'était une broderie dont les fleurs rappelaient les dessins des tapis de Perse; à cette vue l'effroi nous saisit l'un et l'autre; l'eau, l'air, le feu, tous les éléments dont nous pouvions disposer furent mis à contribution; mais dans une pareille guerre la victoire elle-même est encore une douleur; enfin purifié et habillé du mieux que je pus, je fis semblant de déjeuner et me rendis au couvent, où m'attendait une autre armée d'ennemis; mais cette fois la cavalerie légère, cantonnée dans les plis du froc des moines grecs, ne me causait plus la moindre frayeur, je venais de soutenir l'assaut de bien d'autres soldats; après les combats de géants de la nuit, la guerre en plein jour et les escarmouches des éclaireurs me paraissaient un jeu: pour parler sans figures, la morsure des punaises et la peur des poux m'avait tellement aguerri contre les puces, que je ne m'inquiétais pas plus des légères nuées de ces bêtes soulevées sous nos pas dans les églises et autour des trésors du couvent, que de la poudre du chemin ou de la cendre de l'âtre. Mon indifférence était telle qu'elle me faisait honte à moi-même: il y a des maux auxquels on rougit de se résigner; c'est presque avouer qu'on les mérite… Cette matinée et la nuit qui l'a précédée ont réveillé toute ma pitié pour les pauvres Français restés prisonniers en Russie, après l'incendie et la retraite de Moscou. La vermine, cet inévitable produit de la misère, est de tous les maux physiques celui qui m'inspire la plus profonde compassion. Quand j'entends dire d'un homme: il est si malheureux qu'il en est sale, mon cœur se fend. La malpropreté est quelque chose de plus que ce qu'elle paraît; elle décèle aux yeux d'un observateur attentif, une dégradation morale pire que les maux du corps; cette lèpre, pour être jusqu'à un certain point volontaire, n'en devient que plus immonde; c'est un phénomène qui procède de nos deux natures: il y a en elle du moral et du physique; elle est le résultat d'une infirmité combinée de l'âme et du corps; c'est tout ensemble un vice et une maladie.
J'ai eu bien souvent dans mes voyages l'occasion de me rappeler les observations pleines de sagacité de Pestalozzi, le grand philosophe pratique, le précepteur des ouvriers bien avant Fourier et les saint-simoniens; il résulte de ses observations sur la manière de vivre des gens du peuple que de deux hommes qui ont les mêmes habitudes l'un peut être sale et l'autre propre. La netteté du corps tient à la santé, au tempérament de l'homme autant qu'au soin qu'il prend de sa personne. Dans le monde, ne voit-on pas des individus fort recherchés, et cependant fort malpropres? Quoi qu'il en soit il règne parmi les Russes un degré de négligence sordide; toute nation policée devrait s'abstenir d'un tel excès de résignation: je crois qu'ils ont dressé la vermine à survivre au bain.