Malgré ma mauvaise humeur je me suis fait montrer en détail l'intérieur du couvent patriotique de la Trinité. Son enceinte n'a pas l'aspect imposant de nos vieux monastères gothiques. On a beau dire que ce n'est pas l'architecture qu'on vient chercher en un lieu sacré: si ces fameux sanctuaires valaient la peine d'être regardés, ils ne perdraient rien de leur sainteté ni les pèlerins de leur mérite.
Sur une éminence s'élève une ville entourée de fortes murailles crénelées: c'est le couvent. Comme les cloîtres de Moscou, il a des flèches et des coupoles dorées qui brillent au soleil, surtout vers le soir, et qui annoncent de loin aux pèlerins le but de leur pieux voyage.
Pendant la belle saison, les chemins d'alentour sont couverts de voyageurs qui marchent en procession; et dans les villages, des groupes de fidèles, couchés sous des bouleaux, mangent ou dorment à l'ombre; à chaque pas, on rencontre un paysan chaussé d'une espèce de sandale en écorce de tilleul; ce rustre marche souvent près d'une femme qui porte ses souliers à la main, tandis qu'elle se garantit avec une ombrelle des rayons du soleil que les Moscovites redoutent en été plus que les habitants des pays méridionaux. Un kibitka attelé d'un cheval suit au pas le ménage ambulant; ils ont dans cet équipage de quoi se coucher et de quoi faire du thé! Le kibitka doit ressembler au chariot des anciens Sarmates. Cette voiture est d'une simplicité primitive, la moitié d'un tonneau coupé en long est posée sur deux brancards à essieux semblables à un affût de canon: voilà le corps du char; il est quelquefois muni d'une capote, c'est-à-dire d'une grande écuelle de bois renversée. Cette couverture d'un aspect un peu barbare est placée en long, de côté, sur les brancards, et elle ferme tout un pan de la voiture à la façon de la capote d'un char à bancs suisse.
Les hommes et les femmes de la campagne qui savent se coucher partout, excepté dans des lits, cheminent étendus tout de leur long dans ces voitures légères et pittoresques; parfois l'un des pèlerins veillant sur ceux qui dorment, s'assied les jambes pendantes au bord du kibitka et berce de songes patriotiques ses compagnons endormis. Il fait alors entendre des chants sourds et plaintifs où le regret parle plus haut que l'espérance, regret mélancolique et jamais passionné: tout est réprimé, prudent, chez ce peuple naturellement léger et enjoué, mais rendu taciturne par son éducation. Si le sort des races ne me paraissait écrit au ciel, je dirais que les Slaves étaient nés pour peupler une terre plus généreuse que celle qu'ils sont venus habiter lorsqu'ils sortirent de l'Asie, la grande pépinière des nations.
Le premier oppresseur des Russes, c'est le climat: n'en déplaise à Montesquieu, l'extrême froid me semble encore plus favorable que le chaud au despotisme: les hommes les plus libres de la terre, peut-être, ne sont-ce pas les Arabes?… Les rigueurs de la nature, quelles qu'elles soient, inspirent aux hommes la rudesse et la cruauté… Mais à quoi bon formuler la règle, quand presque tous les faits sont dans l'exception?
En sortant de l'hôtellerie du couvent, on traverse une place et l'on entre dans l'enceinte religieuse. On trouve là d'abord une allée d'arbres, puis quelques petites églises surnommées cathédrales, de hauts clochers séparés des églises dont ils dépendent, et plusieurs chapelles, sans compter de nombreux corps de logis parsemés dans l'espace, sans ordre ni dessin: c'est dans ces bâtisses dénuées de style et de caractère que sont logés aujourd'hui les disciples de saint Serge.
Ce fameux solitaire fonda en 1338 le couvent de Troïtza, dont l'histoire se confond souvent avec celle de la Russie entière: dans la guerre contre le khan Mamaï, ce saint homme aida de ses conseils Dmitry Ivanowitch, et la victoire du prince reconnaissant enrichit les moines politiques: plus tard, leur monastère fut détruit par de nouvelles hordes de Tatares, mais le corps de saint Serge, miraculeusement retrouvé sous les décombres, donna un nouveau renom à cet asile de la prière, qui fut rebâti par Nicon à l'aide des dons pieux des Czars; plus tard encore, en 1609, les Polonais assiégèrent pendant seize mois ce couvent devenu à cette époque l'asile des défenseurs de la patrie; l'ennemi ne put emporter d'assaut la sainte forteresse, il fut forcé d'en lever le siége à la plus grande gloire de saint Serge, et à la joie pieuse de ses successeurs qui surent bien mettre à profit l'efficacité de leurs prières. Les murailles sont surmontées d'une galerie couverte: j'en ai fait le tour; elles ont près d'une demi-lieue et sont garnies de tourelles. Mais de tous les souvenirs patriotiques qui rendent ce lieu célèbre, le plus intéressant, ce me semble, c'est celui de la fuite de Pierre-le-Grand, sauvé par sa mère de la fureur des strélitz, qui le poursuivirent dans la cathédrale de la Trinité jusqu'à l'autel de saint Serge, où l'attitude du jeune héros de dix ans fit rendre les armes aux soldats révoltés.
Toutes les églises grecques se ressemblent: les peintures qu'elles renferment sont toujours byzantines, c'est-à-dire sans naturel, sans vie et dès lors sans variété; la sculpture manque partout: elle est remplacée par des dorures, des ciselures sans style: c'est riche, ce n'est pas beau; enfin je n'y vois que des cadres où les tableaux disparaissent: c'est insipide autant que magnifique.
Tous les personnages marquants de l'histoire de Russie ont pris plaisir à enrichir ce couvent, dont le trésor regorge d'or, de diamants, de perles: l'univers a été mis à contribution pour grossir cet amas de richesses réputé une merveille, mais que je contemple avec un étonnement approchant de la stupéfaction plus que de l'admiration. Les Czars, les Impératrices, les grands seigneurs dévots, les libertins, les vrais saints eux-mêmes ont lutté de libéralité pour enrichir, chacun à leur manière, le trésor de Troïtza. Dans cette collection historique, les simples habits et les calices de bois de saint Serge brillent par leur rusticité au milieu des plus magnifiques présents, et contrastent dignement avec les pompeux ornements d'église offerts par le prince Potemkin, qui lui non plus n'a pas dédaigné Troïtza.
Le tombeau de saint Serge, dans la cathédrale de la Trinité, est d'une richesse éblouissante. Ce couvent aurait fourni un riche butin aux Français; mais depuis le XIVe siècle, il n'a pas été pris.
Il renferme neuf églises qui, avec leurs clochers et leurs coupoles, brillent d'un vif éclat; mais elles sont petites et se perdent dans la vaste enceinte où elles sont dispersées.
La châsse du saint est en vermeil; des colonnes d'argent et un baldaquin de même métal, don de l'Impératrice Anne, la protégent. L'image de saint Serge passe pour miraculeuse; Pierre-le-Grand s'en fit accompagner dans ses campagnes contre Charles XII.
Non loin de cette châsse, à l'abri des vertus du solitaire, repose le corps de l'usurpateur assassin, Boris Godounoff, entouré des restes de plusieurs personnes de sa famille. Ce couvent renferme beaucoup d'autres tombeaux fameux. Ils sont informes: c'est tout à la fois l'enfance et la décrépitude de l'art.
J'ai vu la maison de l'Archimandrite et le palais des Czars. Ces édifices n'ont rien de curieux. Aujourd'hui le nombre des moines ne s'élève, m'a-t-on dit, qu'à cent; ils étaient autrefois plus de trois cents.
Malgré mes vives et longues instances, on n'a pas voulu me montrer la bibliothèque; mon interprète m'a toujours rendu la même réponse: «C'est défendu!…»
Cette pudeur des moines qui cachent les trésors de la science, tandis qu'ils étalent ceux de la vanité, m'a paru singulière. J'ai conclu de là qu'il y avait moins de poussière sur leurs joyaux que sur leurs livres.