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Le même jour, au soir, Dernicki, hameau entre Périaslavle, petite ville de province, et Yaroslaf, capitale du gouvernement auquel elle donne son nom.

Il faut convenir que c'est une singulière manière d'entendre son plaisir que de voyager pour s'amuser dans un pays où il n'y a pas de grandes routes[7], pas d'auberges, pas de lits, pas même de paille pour se coucher; car je suis obligé de remplir de foin mon matelas, ainsi que la paillasse de mon domestique; pas de pain blanc, pas de vin, pas d'eau à boire, pas un site à contempler dans les campagnes, pas une œuvre d'art à étudier dans les villes, où le froid de l'hiver, si vous n'y prenez garde, vous gèle les joues, le nez, les oreilles, la peau du crâne, les pieds; où, pendant la canicule, vous grillez le jour et vous grelottez la nuit; voilà pourtant les choses divertissantes que je suis venu chercher au cœur de la Russie!

S'il fallait justifier mes plaintes, je le ferais facilement. Laissons là, pour cette fois, le mauvais goût qui règne dans les arts. J'ai parlé et je parlerai peut-être encore ailleurs du style byzantin et de l'espèce de joug qu'il impose à l'imagination des peintres, dont il fait des manœuvres; je ne veux m'occuper maintenant que du matériel de la vie… On ne peut appeler route un champ labouré, un gazon raboteux, un sillon tracé dans le sable, un abîme de fange, bordé de forêts maigres et mal venantes; il y a encore des encaissements de rondins, longs parquets rustiques où les voitures et les corps se brisent en dansant comme sur une bascule, tant ces grossières charpentes ont d'élasticité. Voilà pour les chemins. Venons aux gîtes. Pouvez-vous qualifier d'auberge un nid d'insectes, un tas d'ordures? Les maisons qu'on trouve sur cette route ne sont pas autre chose: les murs y suent les bêtes; le jour on y est mangé aux mouches, les jalousies et les volets étant un luxe méridional à peu près inconnu dans un pays où l'on n'imite que ce qui brille; la nuit… vous savez quels ennemis attendent le voyageur qui ne veut pas dormir en voiture… La paille est une rareté sous un climat où les champs de froment sont des merveilles, et où, par la même raison, le pain blanc n'est pas connu dans les villages. Le vin des auberges ordinairement blanc, et qu'on baptise du nom de vin de Sauterne, est rare, cher et mauvais; l'eau est malsaine à peu près dans toutes les parties de la Russie; vous perdez votre santé si vous vous fiez aux protestations des habitants, qui vous engagent à la boire sans la corriger avec des poudres effervescentes. À la vérité, dans toutes les grandes villes vous trouvez de l'eau de Seltz, luxe de boisson étrangère qui confirme ce que je vous dis de la mauvaise qualité de l'eau du pays. Toutefois cette eau de Seltz est une ressource précieuse; mais l'obligation d'en faire provision pour une route souvent assez longue est fort incommode. Pourquoi vous arrêtez-vous? disent les Russes. Faites comme nous, nous voyageons de suite… Charmant plaisir que de faire cent cinquante, deux cents, trois cents lieues sur les routes que je viens de vous décrire sans descendre de voiture!

Quant aux paysages, ils ont peu de variété, les habitations sont si uniformes qu'on dirait qu'il n'y a qu'un village et qu'une maison de paysan dans toute la Russie. Les distances y sont incommensurables, mais les Russes les diminuent par leur manière de voyager; ne sortant de voiture qu'en arrivant au lieu de leur destination, ils s'imaginent être restés couchés chez eux pendant tout le temps du voyage, et ils s'étonnent de ne pas nous voir partager leur goût pour cette manière d'errer en dormant, qu'ils ont empruntée à leurs ancêtres les Scythes. Il ne faut pas croire que leur course soit toujours également rapide; ces gascons du Nord, au moment où ils débarquent, ne nous disent pas tout ce qui les a retardés sur la route. Les postillons mènent vite, quand ils peuvent; mais ils sont arrêtés ou du moins contrariés souvent par des difficultés insurmontables, ce qui n'empêche pas les Russes de nous vanter tous les agréments qui attendent les voyageurs dans leur pays. C'est une conspiration nationale: ils luttent d'éloges mensongers pour éblouir les étrangers, et rehausser leur patrie dans l'opinion des nations lointaines.

Moi j'ai trouvé que même sur la chaussée de Pétersbourg à Moscou, on est mené inégalement; ce qui fait qu'au bout du voyage on n'a guère épargné plus de temps que dans les autres pays. Hors de la chaussée les inconvénients sont centuplés, les chevaux deviennent rares, et les chemins rudes à tout rompre; le soir, on demande grâce; or, quand ou n'a d'autre but que de voir du pays, on se croit fou de s'imposer gratuitement tant d'ennuis, et l'on s'interroge avec une sorte de honte pour savoir ce qu'on est venu chercher dans une contrée sauvage et pourtant dénuée des poétiques grandeurs du désert. C'est la question que je me suis adressée à moi-même ce soir. Je me voyais surpris par la nuit dans un chemin doublement incommode, parce qu'il est à moitié abandonné par une chaussée non encore achevée, qui le traverse tous les cinquante pas: à chaque instant l'on quitte et l'on retrouve cette grande route ébauchée; l'on en sort et l'on y rentre sur des ponts provisoires en rondins; ponts chancelants comme le clavier d'un vieux piano et aussi rudes que périlleux, car il y manque souvent les pièces de bois les plus essentielles; or, voici la réponse qu'une voix intérieure m'a fait entendre à ma question: pour venir ici comme tu y viens, sans but déterminé, sans y être obligé, il faut avoir un corps de fer et une imagination d'enfer.

Cette réponse m'a décidé à m'arrêter, et au grand scandale de mon postillon et de mon feldjæger, j'ai choisi un gîte dans une petite maison de villageois d'où je vous écris. Oui, cet asile est moins dégoûtant qu'une véritable auberge, nul voyageur ne s'arrête dans un village pareil à celui-ci, et le bois des cabanes n'y sert de refuge qu'aux insectes apportés de la forêt; ma chambre qui est un grenier où l'on accède par une douzaine de degrés en bois, ressemble à une boîte, elle a de neuf à dix pieds en carré et de six à sept de hauteur; ce grossier réduit ressemble assez à l'entre-pont d'un petit navire, il rappelle la chaumière du fou dans l'histoire de Thelenef; toute l'habitation est faite de troncs de sapins, dont les interstices sont calfatés comme une chaloupe avec de la mousse enduite de poix; l'odeur qu'exhale ce goudron combinée avec la puanteur des choux aigres, et le parfum de l'inévitable cuir musqué qui domine dans les villages russes, m'incommode; mais j'aime mieux le mal de tête que le mal de cœur, et je préfère de beaucoup cette couchée à la grande halle replâtrée où j'ai logé dans l'auberge de Troïtza.

Cependant il n'y a pas de lits dans cette maison-ci, pas plus qu'ailleurs; les paysans dorment enveloppés dans leurs peaux de mouton sur des bancs fixés autour de la salle du rez-de-chaussée. Je viens de faire dresser dans la soupente mon lit de fer, qu'on m'a rempli d'un foin nouveau dont le parfum augmente ma migraine.

Antonio couche dans ma voiture, gardée par lui et par le feldjæger, qui n'a pas quitté son siége. Les hommes sont assez en sûreté sur les grands chemins de la Russie; mais les équipages et tous leurs accessoires paraissent de bonne prise aux paysans slaves; et sans une extrême surveillance, je pourrais bien retrouver demain matin ma calèche privée de capote, mise à nu, sans soupentes, sans rideaux, sans tablier, enfin changée en tarandasse primitive, en une vraie téléga; et pas une âme dans tout le village ne saurait ce que serait devenu le cuir volé; si, à force de perquisitions, on le découvrait au fond de quelque hangar, le larron en serait quitte pour dire qu'il l'a porté là après l'avoir trouvé! C'est l'excuse reçue en Russie; le vol y a passé dans les mœurs; aussi les voleurs conservent-ils une entière sûreté de conscience et une physionomie qui, jusqu'à la fin de la vie, exprime une sérénité à laquelle se tromperaient les anges. «Notre-Seigneur volerait aussi, disent-ils, s'il n'avait pas les mains percées.» Ce mot leur revient sans cesse à la bouche.