Ne croyez pas que le vol soit seulement le vice des paysans: il y a autant d'espèces de vol qu'il y a de rangs dans la hiérarchie sociale. Un gouverneur de province sait qu'il est menacé, comme la plupart de ses confrères, d'aller finir ses jours en Sibérie: si durant le temps qu'on le laisse en place il a l'esprit de voler suffisamment pour pouvoir se défendre dans le procès qu'on lui fera avant de l'exiler, il se tirera d'affaire; mais si, par impossible, il était resté honnête homme et pauvre, il serait perdu. Cette remarque n'est pas de moi, je la tiens de la bouche de plusieurs Russes que je crois dignes de foi, mais que je m'abstiens de vous nommer. Vous jugerez comme vous pourrez du degré de confiance que méritent leurs récits.
Les commissaires des guerres trompent les soldats et s'enrichissent en les affamant; enfin, la probité administrative serait ici dangereuse et ridicule.
J'espère arriver demain à Yaroslaf; c'est une ville centrale; je m'y arrêterai un jour ou deux pour trouver enfin dans l'intérieur du pays des Russes vraiment Russes; aussi ai-je eu soin, à Moscou, de me munir de plusieurs lettres de recommandation pour cette capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, par sa position et par l'industrie de ses habitants.
SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE ET UNIÈME.
Importance de Yaroslaf pour le commerce intérieur.—Opinion d'un Russe sur l'architecture de son pays.—Ridicules du parvenu reproduits en grand.—Aspect d'Yaroslaf.—Promenade en terrasse au-dessus du Volga.—La campagne vue de la ville.—Toujours la passion des Russes pour l'imitation servile de l'architecture classique.—Ressemblance de Yaroslaf et de Pétersbourg.—Beauté des villages et de leurs habitants.—Aspect monotone des campagnes.—Chant lointain des mariniers du Volga.—Ton sarcastique des gens du monde.—Coup d'œil sur le caractère des Russes.—Drowskas primitifs.—Chaussure des paysans.—Sculpteurs antiques.—Insuffisance des bains russes pour entretenir la propreté.—Visite au gouverneur d'Yaroslaf.—Enfant russe, enfant allemand.—Salon du gouverneur.—Ma surprise.—Souvenirs de Versailles.—Madame de Polignac.—Rencontre invraisemblable.—Politesse exquise.—Influence de notre littérature.—Visite au couvent de la Transfiguration.—Ferveur du prince *** qui me servait de guide.—Traditions de l'art byzantin perpétuées chez les Russes modernes.—Minuties de l'Église grecque.—Distinctions puériles.—Dispute sur la manière de donner la bénédiction.—Zacuska, petit repas qui précède immédiatement le dîner.—Le sterléd, poisson du Volga.—Chère russe.—Le dîner n'est pas long.—Bon goût de la conversation.—Souvenir de l'ancienne France.—Soirée en famille.—Conversation d'une dame française.—Supériorité des femmes russes sur leurs maris.—Justification de la Providence.—Tirage d'une loterie de charité.—Ton du monde en France changé par la politique.—Profonde séparation du riche et du pauvre en Russie.—Absence d'une aristocratie bienfaisante.—Par qui en réalité la Russie est gouvernée.—L'Empereur lui-même gêné dans l'exercice de son pouvoir.—Bureaucratie russe.—Enfants des popes.—Influence de Napoléon sur l'administration russe.—Machiavélisme.—Plan de l'Empereur Nicolas.—Gouvernement des étrangers.—Problème à résoudre.—Difficulté particulière.
Yaroslaf, ce 18 août 1839.
La prédiction qu'on m'a faite à Moscou s'accomplit déjà; et je suis à peine au quart de mon voyage. J'arrive à Yaroslaf dans une voiture dont pas une pièce n'est entière; on va la raccommoder, mais je doute qu'elle me porte au but.
Il fait un temps d'automne; on prétend ici que c'est celui de la saison; une pluie froide nous a emporté la canicule en un jour. L'été ne reviendra, dit-on, que l'année prochaine; cependant, je suis tellement habitué aux inconvénients de la chaleur, à la poussière, aux mouches, aux mousquites, que je ne puis me croire délivré de ces fléaux par un orage… ce serait de la magie… Cette année est extraordinaire pour la sécheresse, et je me persuade que nous aurons encore des jours brûlants et étouffants, car la chaleur du Nord est plus lourde que vive.
Cette ville est un entrepôt important pour le commerce intérieur de la Russie. C'est par elle aussi que Pétersbourg communique avec la Perse, la mer Caspienne et toute l'Asie. Le Volga, cette grande route naturelle et vivante, passe à Yaroslaf, chef-lieu de la navigation nationale, navigation savamment dirigée, sujet d'orgueil pour les Russes, et l'une des principales sources de leur prospérité. C'est au Volga que se rapporte le vaste système des canaux qui fait la richesse de la Russie.
La ville de Yaroslaf, capitale d'un des gouvernements les plus intéressants de l'Empire, s'annonce de loin comme un faubourg de Moscou. Ainsi que toutes les villes de province, en Russie, elle est vaste et paraît vide. Si elle est vaste, c'est moins par le nombre des habitants et des maisons qu'à cause de l'énorme largeur des rues, de l'étendue des places et de l'éparpillement des édifices qui sont en général séparés les uns des autres par de grands espaces où se perd la population. Le même style d'architecture règne d'un bout de l'Empire à l'autre. Le dialogue suivant vous prouvera le prix que les Russes attachent à leurs édifices soi-disant classiques.
Un homme d'esprit me disait, à Moscou, qu'il n'avait rien vu en Italie qui lui parût nouveau.
«Parlez-vous sérieusement? m'écriai-je.
—Très-sérieusement, répliqua-t-il.
—Il me semble pourtant, repris-je, que nul homme ne peut descendre pour la première fois la pente méridionale des Alpes, sans que l'aspect du pays fasse révolution dans son esprit.
—Pourquoi cela? dit le Russe avec le ton et l'air dédaigneux qu'on prend trop souvent ici pour une preuve de civilisation.
—Quoi! répliquai-je, la nouveauté de ses paysages, qui doivent à l'architecture leur principal ornement; ces coteaux dont les pentes régulières où croissent les vignes, les mûriers et les oliviers, font suite aux couvents, aux palais, aux villages; ces longues rampes de piliers blancs qui supportent les treilles appelées pergoles, et continuent les merveilles de l'architecture jusqu'au sein des montagnes les plus âpres; tout ce pompeux aspect qui donne l'idée d'un parc dessiné par Lenôtre afin de servir de promenoir à des princes, plutôt que d'un pays cultivé pour fournir du pain à des laboureurs; toutes ces créations de la pensée de l'homme, appliquée à embellir la pensée de Dieu, ne vous ont pas semblé nouvelles? Les églises avec leur élégant dessin, avec leurs clochers où se reconnaît le goût classique, modifié par les habitudes féodales, tant d'édifices singuliers et grandioses dispersés dans ce superbe jardin naturel comme des fabriques placées à dessein au milieu d'un paysage, pour en faire ressortir les beautés, ne vous ont causé nulle surprise?
«Mais ces tableaux seuls feraient deviner l'histoire! Partout d'énormes substractions des routes portées sur des arcades aussi solides qu'elles sont légères à l'œil[8]; partout des monts qui servent de bases à des couvents, à des villages, à des palais annoncent un pays où l'art traite la nature en souverain. Malheur à quiconque peut poser le pied en Italie sans reconnaître à la majesté des sites, comme à celle des édifices, que le pays est le berceau de la civilisation.
—Je me félicite, continua ironiquement mon adversaire, de n'avoir rien vu de tout cela puisque mon aveuglement sert de prétexte à votre éloquence.