Le Volga est la Loire de la Russie, si ce n'est qu'au lieu de nos riants coteaux de la Touraine, glorieux de porter les plus beaux châteaux du moyen âge et de la renaissance, on ne trouve ici que des rives unies, formant des quais naturels, des terrains couverts de maisons grises, alignées comme des tentes, et qui par leur apparence mesquine, uniforme, et leurs petites dimensions, appauvrissent le paysage plus qu'elles ne l'égaient: voilà le pays que les Russes recommandent à notre admiration.
Tantôt en me promenant le long du Volga, j'avais à lutter contre le vent du nord, tout-puissant sur cette terre où il règne par la destruction, balayant devant lui la poussière avec violence pendant trois mois, et la neige pendant le reste de l'année. Ce soir, dans les intervalles des bourrasques, durant les poses où l'ennemi semblait respirer, les mélodies lointaines des mariniers du fleuve arrivaient jusqu'à mon oreille. À cette distance, les sons nasillards qui déparent le chant populaire des Russes se perdaient dans l'espace, et je n'entendais qu'une plainte vague dont mon cœur devinait le sens. Sur un long train de bois qu'ils conduisaient habilement, quelques hommes descendaient le cours du Volga, leur fleuve natal; arrivés devant Yaroslaf, ils ont voulu mettre pied à terre; quand je vis ces indigènes amarrer leur radeau pour s'avancer au-devant de moi, je m'arrêtai: ils passèrent sans regarder l'étranger, sans même se parler entre eux. Les Russes sont taciturnes et ne sont pas curieux; je le comprends, ce qu'ils savent les dégoûte de ce qu'ils ignorent.
J'admirais leurs physionomies fines et leurs nobles traits. Hors les hommes de race calmoucke, au nez cassé, aux pommettes des joues saillantes, je vous l'ai répété souvent, les Russes sont parfaitement beaux.
Un autre agrément qui leur est naturel, c'est la douceur de la voix, la leur est toujours basse et vibrante sans effort. Ils rendent euphonique une langue qui, parlée par d'autres, serait dure et sifflante; c'est la seule des langues de l'Europe qui me paraisse perdre quelque chose dans la bouche des personnes bien élevées. Mon oreille préfère le russe des rues au russe des salons; dans les rues, le russe est la langue naturelle; dans les salons, à la cour, c'est une langue nouvellement importée, et que la politique du maître impose aux courtisans.
La mélancolie déguisée sous l'ironie est en ce pays la disposition la plus ordinaire des esprits; dans les salons surtout, car c'est là plus qu'ailleurs qu'il faut dissimuler la tristesse; de là un ton sarcastique, persifleur, et des efforts pénibles pour ceux qui les font comme pour ceux qui les voient faire. Les hommes du peuple noient leur tristesse dans l'ivrognerie silencieuse, les grands seigneurs dans l'ivrognerie bruyante. Ainsi, le même vice prend des formes diverses chez le serf et chez le maître. Celui-ci a une ressource de plus contre l'ennui: c'est l'ambition, ivresse de l'esprit. Au surplus il règne chez ce peuple, dans toutes les classes, une élégance innée, une délicatesse naturelle; ni la barbarie, ni la civilisation, pas même celle qu'il affecte, ne peuvent lui faire perdre cet avantage primitif.
Il faut avouer cependant qu'il lui manque une qualité plus essentielle: la faculté d'aimer. Cette faculté n'est rien moins que dominante en son cœur; aussi, dans les circonstances ordinaires, dans les petites choses, les Russes n'ont-ils nulle bonhomie; dans les grandes, nulle bonne foi; un égoïsme gracieux, une indifférence polie, voilà ce qu'on trouve en eux quand on les examine de près. Cette absence de cœur est ici l'apanage de toutes les classes, et se révèle sous diverses formes, selon le rang des hommes qu'on observe; mais le fond est le même dans tout. La faculté de s'attendrir et de s'attacher, si rare parmi les Russes, domine chez les Allemands, qui l'appellent gemüth. Nous la nommerions sensibilité expansive, cordialité, si nous avions besoin de définir ce qui n'est guère plus commun chez nous que chez les Russes. Mais la fine et naïve plaisanterie française est ici remplacée par une surveillance hostile, par une malignité observatrice, par une causticité envieuse, par une tristesse satirique enfin, qui me paraît bien autrement redoutable que ne l'est notre frivolité rieuse. Ici la rigueur du climat qui oblige l'homme à une lutte continuelle, la sévérité du gouvernement, l'habitude de l'espionnage rendent les caractères mélancoliques, les amours-propres défiants. On craint toujours quelqu'un et quelque chose; le pis, c'est que cette crainte est fondée; elle ne s'avoue pas, mais elle ne se cache pas non plus, surtout aux regards d'un observateur un peu attentif et habitué, comme je le suis, à comparer entre elles des nations diverses.
Jusqu'à un certain point, la disposition d'esprit peu charitable des Russes envers les étrangers me paraît excusable. Avant de nous connaître, ils viennent au-devant de nous avec un empressement apparent, parce qu'ils sont hospitaliers comme des Orientaux, et qu'ils s'ennuient comme des Européens; mais tout en nous accueillant avec une prévenance où il y a plus d'ostentation que de cordialité, ils scrutent nos moindres paroles, ils soumettent nos actions les plus insignifiantes à un examen critique, et comme ce travail leur fournit nécessairement beaucoup à blâmer, ils triomphent intérieurement et se disent: «Voilà donc les hommes qui se croient en tout supérieurs à nous!»
Il faut ajouter que ce genre d'étude leur plaît, car leur nature étant plus fine que tendre, il leur en coûte peu pour rester sur la défensive vis-à-vis des étrangers. Cette disposition n'exclut ni une certaine politesse, ni une sorte de grâce, mais elle est contraire à l'amabilité véritable. Peut-être qu'à force de soins et de temps, on parviendrait à leur inspirer quelque confiance, néanmoins, je doute que tous mes efforts pussent me faire atteindre à ce but, car la nation russe est une des plus légères et en même temps des plus impénétrables du monde. Qu'a-t-elle fait pour aider la marche de l'esprit humain? elle n'a pas encore eu de philosophes, de moralistes, de législateurs, de savants dont le nom marquât dans l'histoire; mais à coup sûr elle n'a jamais manqué ni ne manquera jamais de bons diplomates, d'habiles têtes politiques; et si les classes inférieures ne fournissent pas des ouvriers inventifs, elles abondent en manœuvres excellents; si les domestiques capables d'ennoblir leur profession par des sentiments élevés y manquent, on y trouve en abondance d'excellents espions.
Je vous conduis dans le dédale des contradictions, c'est-à-dire que je vous montre les choses de ce monde telles qu'elles m'apparaissent au premier et au second coup d'œil; c'est à vous que je laisse le soin de résumer, de coordonner mes remarques, afin de conclure de mes opinions personnelles à une opinion générale. Mon ambition sera satisfaite si en comparant et en élaguant de ce recueil une foule d'arrêts hasardés et précipités vous pouvez formuler une opinion solide, impartiale et mûre. Je ne l'ai pas fait parce que j'aime mieux voyager que travailler: un écrivain n'est pas libre, un voyageur l'est: je raconte le voyage et vous laisse le livre à compléter.
Les réflexions que vous venez de lire sur le caractère russe m'ont été suggérées par plusieurs visites que j'ai faites en arrivant à Yaroslaf. Je regardais ce point central comme l'un des plus intéressants de mon voyage; voilà pourquoi, avant de quitter Moscou, je m'étais muni de plusieurs recommandations pour cette ville.
Vous saurez demain le résultat de ma visite chez le principal personnage du pays, car je viens d'envoyer ma lettre au gouverneur. On m'a dit, ou pour parler plus juste, fait penser de lui beaucoup de mal dans les diverses maisons où j'ai été reçu ce matin.