Выбрать главу

Tout cela ne m'apprendra rien sur le pays que je parcours, pensais-je; mais j'y trouve un plaisir dont je me garde de me défendre, car il est devenu plus rare peut-être que la satisfaction de simple curiosité qui m'attirait ici.

Je me crois dans la chambre de ma grand'mère[9], à la vérité les jours où le chevalier de Boufflers n'y était pas, ni madame de Coaslin, ni même la maîtresse de la maison, car ces brillants modèles de l'espèce d'esprit qui se dissipait autrefois en France dans la conversation ont disparu sans retour, même en Russie; mais je me retrouve dans le cercle choisi de leurs amis et de leurs disciples rassemblés chez eux pour les attendre les jours où ils avaient été forcés de sortir. Il me semble qu'ils vont reparaître.

Je n'étais nullement préparé à ce genre d'émotion; certes, de toutes les surprises du voyage, celle-ci est pour moi la plus inattendue.

La maîtresse de la maison, qui partageait mon étonnement, me raconta l'exclamation qu'elle avait faite la veille en apercevant mon nom au bas du billet par lequel j'envoyais au gouverneur les lettres de recommandation qu'on m'avait données pour lui à Moscou. La singularité de cette rencontre dans un pays où je me croyais aussi inconnu qu'un Chinois, donna tout de suite un tour familier, presqu'amical à la conversation, qui devint générale sans cesser d'être agréable et facile. Tout cela me parut très-original; il n'y avait rien d'apprêté, rien d'affecté dans le plaisir qu'on paraissait trouver à me recevoir. La surprise avait été réciproque, un vrai coup de théâtre. Personne ne m'attendait à Yaroslaf; je ne me suis décidé à prendre cette route que la veille du jour où je quittai Moscou, et malgré les minuties de l'amour-propre russe, je n'étais pas un homme assez important aux yeux de la personne à qui j'avais demandé au dernier moment quelques lettres de recommandation pour supposer qu'elle m'eût fait devancer par un courrier.

La femme du gouverneur a pour frère un prince ***, qui écrit parfaitement notre langue. Il a publié des ouvrages en vers français, et il a bien voulu me faire présent d'un de ses recueils. En ouvrant le livre, j'ai trouvé ce vers plein de sentiment; il est dans une pièce intitulée: Consolations à une mère:

Les pleurs sont la fontaine où notre âme s'épure.

Certes, on est heureux d'exprimer si bien sa pensée dans une langue étrangère.

À la vérité les Russes du grand monde, surtout ceux de l'âge du prince ***, ont deux langues; mais je ne prends pas ce luxe pour de la richesse.

Toutes les personnes de la famille *** se sont empressées à l'envi de me faire les honneurs de la maison et de la ville.

On m'a comblé d'éloges détournés et ingénieux sur mes livres, qu'on citait en se rappelant une foule de détails que j'avais oubliés. La manière délicate et naturelle dont ces citations étaient ramenées m'aurait plu, quand elle m'aurait moins flatté. J'aurais voulu être admis dans ce cercle élégant, même pour y voir fêter un autre. Les livres en petit nombre que la censure laisse arriver si loin, vivent longtemps ici une fois qu'ils y sont parvenus. Je dois dire, non pas à ma gloire personnelle, mais à la louange du temps où nous vivons, qu'en parcourant l'Europe, je n'ai reçu d'hospitalité vraiment digne de gratitude que celle que j'ai due à mes ouvrages; ils m'ont fait, parmi les étrangers, un petit nombre d'amis inconnus dont la bienveillance toujours nouvelle n'a pas peu contribué à prolonger mon goût inné pour les voyages et pour la poésie. Si une place aussi peu importante que celle que j'occupe dans notre littérature m'a valu de tels avantages, il est facile de se figurer l'influence que doivent exercer au loin des talents comme ceux qui dominent chez nous la société pensante. Cet apostolat de nos écrivains est la vraie puissance de la France; mais quelle responsabilité une telle vocation n'entraîne-t-elle pas avec elle? À la vérité, il en est de cette charge comme de toutes les autres; l'espoir de l'obtenir fait oublier le danger de l'exercer. Quant à moi, si dans le cours de ma vie j'ai compris et senti une ambition, c'était celle de participer, selon mes forces, à ce gouvernement de l'esprit, aussi supérieur au pouvoir politique que l'électricité l'est à la poudre à canon.

On m'a beaucoup parlé de Jean Sbogar; et lorsqu'on a su que j'avais le bonheur d'être personnellement connu de l'auteur, on m'a fait mille questions à son sujet: que n'avais-je pour y répondre le talent de conter qu'il possède à un si haut degré!

Un des beaux-frères du gouverneur m'a mené voir en détail le couvent de la Transfiguration, qui sert de résidence à l'archevêque d'Yaroslaf. Ce monastère, comme tous les couvents grecs, est une espèce de citadelle basse renfermant plusieurs églises et des édifices petits, nombreux et de tous les styles, excepté du bon. L'effet général de ces amas de maisons, soi-disant pieuses, est mesquin; c'est une quantité de bâtiments blancs éparpillés sur un grand terrain vert: cela ne fait pas un ensemble. J'ai retrouvé la même chose dans tous les couvents russes.

Ce qui m'a paru frappant et nouveau pendant la visite que j'ai faite à celui-ci, c'est la dévotion de mon guide, le prince ***. Il approchait avec une ferveur surprenante son front et sa bouche de tous les objets offerts à la vénération des fidèles; et dans ce couvent qui renferme différents sanctuaires, il a fait la même chose en vingt endroits. Cependant sa conversation de salon n'annonçait rien moins que cette dévotion de cloître. Il a fini par m'inviter moi-même à baiser les reliques d'un saint dont un moine nous ouvrait le tombeau; je lui ai vu faire… non pas une fois, mais cinquante le signe de la croix, il a baisé vingt images et reliques, enfin il n'y a pas chez nous de nonne au fond d'un couvent qui répéterait tant de génuflexions, de salutations, d'inclinations de tête en passant et repassant devant le maître autel de son église, qu'en a fait dans le monastère de la Transfiguration en présence d'un étranger, ce prince russe, ancien militaire, aide-de-camp de l'Empereur Alexandre.

Les Grecs couvrent les murs de leurs églises de peintures à fresque dans le style byzantin. Un étranger respecte d'abord ces images, parce qu'il les croit anciennes, mais quand il vient à s'apercevoir que telle est encore la manière des peintres russes d'aujourd'hui, sa vénération se change en un profond ennui. Les églises qui nous paraissent les plus vieilles, sont rebâties et coloriées d'hier: leurs madones, même le plus nouvellement peintes, ressemblent à celles qui furent apportées en Italie vers la fin du moyen âge pour y réveiller le goût de la peinture. Mais depuis lors, les Italiens ont marché, leur génie électrisé par l'esprit conquérant de l'Église romaine a compris et poursuivi le grand et le beau; il a produit dans tous les genres ce que le monde a vu de plus sublime en fait d'art. Pendant ce temps-là les Grecs du Bas-Empire, et après eux les Russes, continuaient de calquer fidèlement leurs vierges du VIIIe siècle.