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L'Église d'Orient n'a jamais été favorable aux arts. Depuis que le schisme fut déclaré, elle n'a fait comme auparavant qu'engourdir les esprits dans les subtilités de la théologie. À l'heure qu'il est, les vrais croyants en Russie disputent très-sérieusement entre eux pour savoir s'il est permis de donner le ton naturel de la chair à la tête des vierges, où s'il faut continuer de les colorier comme les soi-disant madones de Saint-Luc, d'une teinte de bistre qui n'a rien de vrai; on s'inquiète aussi de la manière de représenter le reste de la personne; il n'est pas certain que le corps doive être peint, il vaudrait mieux peut-être l'imiter en métal et l'enfermer dans une cuirasse ciselée qui ne laisse voir que le visage, et n'est même parfois percée qu'aux yeux, et coupée qu'au poignet pour rendre les mains libres. Vous vous expliquerez comme vous pourrez pourquoi un corps de métal paraît plus décent aux yeux des prêtres grecs qu'une toile peinte en couleur de robe de femme.

Vous n'êtes pas au bout: certains docteurs dont le nombre est assez grand pour faire secte, se séparent consciencieusement de l'Église mère, parce que celle-ci renferme aujourd'hui d'impies novateurs qui permettent aux popes de donner la bénédiction sacerdotale avec trois doigts de la main, tandis que la vraie tradition veut que l'index et le doigt du milieu soient seuls chargés du soin de répandre les grâces du ciel sur les fidèles.

Telles sont les questions agitées aujourd'hui dans l'Église gréco-russe, et ne croyez pas qu'elles y passent pour puériles: elles enflamment les passions, provoquent l'hérésie et décident du sort des populations dans ce monde et dans l'autre. Si je connaissais mieux le pays, je recueillerais pour vous bien d'autres documents. Revenons à nos hôtes.

Les grands seigneurs russes me paraissent plus aimables en province qu'à la cour.

La femme du gouverneur d'Yaroslaf a, dans ce moment, toute sa famille réunie chez elle; plusieurs de ses sœurs avec leurs maris et leurs enfants sont logées dans sa maison: elle admet à sa table les principaux employés de son mari qui sont des habitants de la ville; enfin son fils (celui qui est venu me chercher en voiture), est encore d'âge à avoir un gouverneur: aussi au dîner de famille étions-nous vingt personnes à table.

Il est d'usage dans le Nord de faire précéder le repas principal par un petit repas qui se sert dans le salon, un quart d'heure avant qu'on se mette à table; ce préliminaire, espèce de déjeuner qui touche au dîner, est destiné à aiguiser l'appétit et s'appelle en russe, si mon oreille ne m'a pas trompé: zacusca. Des domestiques apportent sur des plateaux de petites assiettes couvertes de caviar frais et tel qu'on n'en mange qu'en ce pays, de poisson fumé, de fromage, de viande salée, de biscuits de mer et d'autres pâtisseries, sucrées et non sucrées; on sert aussi des liqueurs amères, du vermout, de l'eau-de-vie de France, du porter de Londres, du vin de Hongrie et de l'or potable de Dantzick, et l'on mange et l'on boit tout cela debout en se promenant. Il ne tiendrait qu'à un étranger ignorant des usages du pays, et d'un appétit facile à contenter, de se rassasier ainsi tout d'abord, et de rester ensuite simple spectateur du véritable dîner, qui ne serait pour lui qu'un hors-d'œuvre. On mange beaucoup en Russie, et l'on fait bonne chère dans les bonnes maisons; mais on aime trop les hachis, la farce et les boulettes de viande ou de poisson dans des pâtés à l'allemande, à l'italienne, ou dans des pâtés chauds à la française.

Un des poissons les plus délicats du monde (le sterléd), se pêche dans le Volga où il est abondant; il tient du poisson de mer et du poisson d'eau douce, sans toutefois ressembler à aucun de ceux que j'ai mangés ailleurs: il est grand, sa chair est fine, légère, sa peau d'un goût exquis, et sa tête pointue, toute composée de cartilages, passe pour délicate: on assaisonne ce monstre d'une manière recherchée, mais sans trop d'épices: la sauce à laquelle on le sert a tout à la fois le goût du vin et du bouillon et celui du jus de citron. Je préfère ce mets national à tous les autres ragoûts du pays, et surtout à la soupe froide et aigre, espèce de bouillon de poisson à la glace, détestable régal des Russes. Ils font aussi des soupes au vinaigre sucré, dont j'ai goûté pour n'y plus revenir.

Le dîner du gouverneur était bon et bien servi, sans superfluité, sans recherche inutile. L'abondance et la bonne qualité des melons d'eau m'étonne; on dit qu'ils viennent des environs de Moscou, je croyais qu'on les allait chercher plus loin et jusqu'en Crimée, où le sol est plus fécond en pastèques que celui de la Russie centrale. Il est d'usage en ce pays de poser le dessert sur la table dès le commencement du dîner, et de servir plat à plat. Cette méthode a des avantages et des inconvénients; elle ne me paraît parfaitement convenable que pour les grands dîners.

Les dîners russes sont d'une longueur raisonnable, et les convives se dispersent presque tous au sortir de table. Quelques personnes ont l'habitude de faire la sieste à l'orientale; d'autres vont à la promenade ou retournent à leurs affaires après avoir pris le café. Le dîner n'est pas ici le repas qui finit les travaux de la journée; aussi quand je pris congé de la maîtresse de la maison, eut-elle la bonté de m'engager à revenir passer la soirée chez elle; j'ai accepté cette invitation qu'il m'eût paru impoli de refuser: tout ce qui m'est offert ici l'est avec tant de bon goût, que ni la fatigue ni l'envie de me retirer afin de vous écrire ne me suffisent pour défendre ma liberté: une pareille hospitalité est une douce tyrannie, je sens qu'il serait indélicat de ne la point accepter: on met une voiture à quatre chevaux, une maison à ma disposition, une famille entière s'occupe à me distraire, à me montrer le pays: c'est à qui s'empressera de me faire les honneurs de quelque chose; et cela se passe sans compliments affectés, sans protestations superflues, sans empressement importun, avec une simplicité souveraine: je n'ai pas appris à résister à tant de bonne grâce, à dédaigner tant d'élégance; je céderais, ne fût-ce que par instinct patriotique, car il y a au fond de ces manières si agréables un souvenir d'ancienne France qui me touche et me séduit; il me semble que je ne suis venu jusqu'aux frontières du monde civilisé que pour y recueillir une part de l'héritage de l'esprit français au XVIIIe siècle, esprit depuis longtemps perdu chez nous. Ce charme inexprimable des bonnes manières et du langage simple me rappelle le paradoxe d'un des hommes les plus spirituels que j'aie connus: «Il n'y a pas, disait-il, une mauvaise action ou un mauvais sentiment, qui n'ait leur source dans un défaut de savoir-vivre; aussi la vraie politesse est-elle la vertu; c'est toutes les vertus réunies.» Il allait plus loin: il prétendait qu'il n'y a de vice que la grossièreté.

Ce soir, à neuf heures, je suis retourné chez le gouverneur. On s'est mis d'abord à faire de la musique, ensuite on a tiré une loterie.

Un des frères de la maîtresse de la maison joue du violoncelle de manière à faire grand plaisir; il était accompagné sur le piano par sa femme, personne pleine d'agréments. Grâce à ce duo, ainsi qu'à des airs nationaux chantés avec goût, la soirée m'a paru courte:

La conversation de madame de ***, l'ancienne amie de ma grand'mère et de madame de Polignac, n'a pas peu contribué à l'abréger pour moi. Cette dame vit en Russie depuis quarante-sept ans; elle a vu et jugé ce pays avec un esprit fin et juste, et elle raconte la vérité sans hostilité, mais sans précautions oratoires; c'était nouveau pour moi; sa franchise contraste avec la dissimulation universelle pratiquée par les Russes. Une Française spirituelle et qui a passé sa vie chez eux, doit, je crois, les connaître mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes; car ils s'aveuglent pour mieux mentir. Madame de *** m'a dit et répété qu'en ce pays le sentiment de l'honneur n'est puissant que dans le cœur des femmes: elles se sont fait un culte de la fidélité à leur parole, du mépris du mensonge, de la délicatesse en affaires d'argent, de l'indépendance en politique; enfin selon madame de ***, la plupart d'entre elles possèdent ce qui manque ici à la plupart des hommes: la probité appliquée aux circonstances de la vie, même aux moins graves. En général les femmes en Russie pensent plus que les hommes, parce qu'elles n'agissent pas. Le loisir, cet avantage inhérent à la manière de vivre des femmes, profite à leur caractère autant qu'à leur esprit; elles ont plus d'instruction, moins de servilité, plus d'énergie de sentiment que les hommes. Souvent l'héroïsme lui-même leur semble naturel, et leur devient facile. La princesse Troubetzkoï n'est pas la seule femme qui ait suivi son mari en Sibérie; beaucoup d'hommes exilés ont reçu de leurs épouses cette sublime preuve de dévouement, qui ne perd rien de son prix pour être moins rare que je ne la croyais; malheureusement leur nom m'est inconnu. Qui leur trouvera un historien et un poëte? c'est surtout pour les vertus ignorées qu'on a besoin de croire au jugement dernier. La gloire des bons manquerait à la justice de Dieu; on conçoit le pardon du Tout-Puissant, on ne concevrait pas son indifférence. La vertu n'est vertu que parce qu'elle ne peut être récompensée par les hommes. Elle perdrait de sa perfection et deviendrait un calcul servile si elle était assurée de se voir toujours appréciée et rémunérée sur la terre; la vertu qui n'irait pas jusqu'au surnaturel, au sublime, serait incomplète. Si le mal n'existait pas y aurait-il des saints? le combat est nécessaire à la victoire, et la victoire force Dieu même à couronner le vainqueur. Ce beau spectacle justifie la Providence, qui pour le procurer au ciel attentif, tolère les égarements du monde.