Vers la fin de la soirée, avant de me permettre de me retirer, on a, pour me faire honneur, avancé de quelques jours une solennité attendue depuis six mois dans cette famille: c'était le tirage d'une loterie de charité; tous les lots composés d'ouvrages faits par la maîtresse de la maison elle-même et par ses parents ou ses amis, furent étalés avec goût sur des tables; celui qui m'est échu, je n'ose dire par hasard, car on avait choisi mes billets avec soin, est un joli petit livre de notes avec une couverture en laque. Je me suis hâté d'y écrire le jour du mois, l'année, et d'ajouter quelques mots de souvenir en forme de notes. Du temps de nos pères, on eût improvisé là des vers; mais aujourd'hui que l'improvisation publique envahit l'existence, la mode des impromptu de salon est passée. On ne va chercher dans le monde que du repos d'esprit; et il y paraît. Les discours, la littérature éphémère, la politique ont détrôné le quatrain et la chanson. Je n'eus pas l'esprit d'écrire un seul couplet; mais je me dois la justice d'ajouter que je n'en eus pas l'envie.
Après avoir pris congé de mes aimables hôtes que je dois retrouver à la foire de Nijni, je suis retourné à mon auberge, fort satisfait de la journée que je viens de vous raconter. La maison de paysan d'avant-hier où j'étais hébergé, vous savez comment, et le salon d'aujourd'hui; le Kamtschatka et Versailles, à trois heures de distance: voilà la Russie. Je vous sacrifie mes nuits pour vous peindre ce pays tel que je le vois. Ma lettre n'est pas finie, et déjà l'aube paraît.
Les contrastes sont brusques en ce pays; tellement que le paysan et le seigneur ne semblent pas appartenir à la même terre. Il y a une patrie pour le serf et une patrie pour le maître. Rappelez-vous que les paysans russes ont cru longtemps le ciel réservé pour leurs maîtres. Ici l'État est divisé en lui-même, et l'unité n'y est qu'apparente, c'est ce que je remarque en Russie: les grands y ont l'esprit cultivé comme s'ils devaient vivre dans un autre pays; et le paysan est ignorant, sauvage comme s'il était soumis à des seigneurs qui lui ressemblent.
C'est bien moins l'abus de l'aristocratie que je reproche au gouvernement russe, que l'absence d'un pouvoir aristocratique autorisé et dont les attributions seraient nettement et constitutionnellement définies. Les aristocraties politiquement reconnues m'ont toujours paru bienfaisantes, tandis que l'aristocratie qui n'a de fondement que les chimères ou les injustices des privilégiés, est pernicieuse, parce que ses attributions restent indécises et mal réglées. Il est vrai que les seigneurs russes sont maîtres et maîtres trop absolus dans leurs terres: de là il résulte des excès que la peur et l'hypocrisie déguisent sous des phrases d'humanité prononcées d'un ton doucereux, qui trompe les voyageurs et trop souvent les chefs du gouvernement eux-mêmes. Mais à vrai dire, ces hommes, bien que souverains dans leurs domaines les plus éloignés du centre d'action politique, ne sont rien dans l'État; chez eux ils abusent de tout, ils se moquent de l'Empereur parce qu'ils corrompent ou qu'ils intimident les agents secondaires du pouvoir légitime: mais le pays n'en est pas plus pour cela gouverné par eux; tout-puissants pour le mal qui se fait en détail et à l'insu de l'autorité suprême, ils sont sans force comme sans considération dans la direction générale du pays. Un homme du plus grand nom en Russie ne représente réellement que lui-même, il ne jouit d'aucune considération étrangère à son mérite individuel dont l'Empereur est l'unique juge, et tout grand seigneur qu'il est, il n'a d'autorité que celle qu'il usurpe chez lui. Mais il a du crédit et ce crédit peut devenir immense s'il est habile à le faire valoir, et s'il sait s'avancer à la cour et par la cour dans le tchinn[10]; la flatterie est une industrie comme une autre, mais comme une autre et plus qu'une autre, elle ne permet qu'une existence précaire; cette vie de courtisan exclut l'élévation des sentiments, l'indépendance de l'esprit, les vues vraiment humaines et patriotiques, les grands desseins politiques, qui sont le propre des corps aristocratiques légalement constitués dans les États organisée pour étendre au loin leur domination et pour vivre longtemps. D'un autre côté elle exclut la juste fierté de l'homme qui fait sa fortune par son travaiclass="underline" elle réunit donc les désavantages de la démocratie et ceux du despotisme, en excluant ce qu'il y a de bon sous ces deux régimes.
La Russie est gouvernée par une classe d'employés subalternes, sortie des écoles publiques pour entrer dans les administrations publiques; chacun de ces gens-là, le plus souvent fils d'un père venu des pays étrangers, est noble dès qu'il a une croix à sa boutonnière; et notez que ce n'est pas l'Empereur seul qui donne ces décorations; munis de ce signe magique, ils deviennent propriétaires; ils possèdent de la terre et des hommes: et ces nouveaux seigneurs, parvenus au pouvoir sans avoir reçu en héritage la magnanimité d'un chef habitué de père en fils à commander, usent de leur autorité en parvenus qu'ils sont; aussi rendent-ils odieux à la nation et au monde le régime du servage définitivement établi en Russie à l'époque où la vieille Europe commençait à ruiner chez elle l'édifice féodal. Du fond de leurs chancelleries ces despotes invisibles oppriment le pays impunément, ils gênent jusqu'à l'Empereur lui-même qui s'aperçoit bien qu'il n'est pas aussi puissant qu'on lui dit qu'il l'est, mais qui, dans son étonnement, qu'il voudrait se dissimuler à lui-même, ne sait pas toujours où est la borne de son pouvoir. Il la sent et il en souffre sans même oser s'en plaindre: cette borne, c'est la bureaucratie, force terrible partout, parce que l'abus qu'on en fait s'appelle l'amour de l'ordre, mais plus terrible en Russie que partout ailleurs. Quand on voit la tyrannie administrative substituée au despotisme Impérial, on frémit pour un pays où s'est établi sans contrepoids ce système de gouvernement propagé en Europe sous l'Empire français.