Il y avait plus de trente enfants, et beaucoup de femmes sur le vaisseau. Une dame russe s'aperçut du danger la première; elle jeta l'alarme parmi l'équipage. Le feu avait pris à des pièces de bois, lesquelles par un défaut de construction se trouvaient trop voisines du fourneau qui faisait aller la machine. Déjà la fumée pénétrait jusque dans les cabines des voyageurs. À la première nouvelle d'un péril imminent la terreur fut grande: tout l'équipage poussa le cri sinistre: «Au feu, au feu, sauve qui peut!» On était dans le mois d'octobre, au milieu de la nuit, à plus d'une lieue de terre, et malgré la manœuvre ordonnée, dit-on, par le capitaine, l'on naviguait dans une sécurité profonde, quand on vit l'incendie éclater tout à coup en plusieurs endroits à la fois; au même moment le vaisseau s'engrave dans le sable et le mouvement des roues s'arrête. Un silence lugubre succède aux premières exclamations de la foule: les femmes, les enfants eux-mêmes se taisent, tant la stupeur s'accroît. Malheureusement le banc de sable sur lequel on venait d'échouer ne s'étendait pas jusqu'à la terre ferme, ce bas-fond était en quelque sorte pareil à une île, et séparé du continent par des parties de mer que la profondeur de l'eau ne permettait de franchir qu'en bateau; grâce au ciel le temps était calme.
Tandis qu'une partie des matelots est occupée à faire jouer les pompes et à remplir des seaux destinés à retarder les progrès du feu, le capitaine ordonne de mettre la chaloupe à la mer pour transporter à terre tous les voyageurs. Cette chaloupe était petite, il fallait qu'elle fît bien des voyages avant de pouvoir sauver tout le monde. On décida que les femmes et les enfants seraient débarqués les premiers.
Les plus impatients risquèrent leur vie en se précipitant vers le banc de sable; le jeune Français dont je viens de vous parler sauta l'un des premiers sur ce bas-fond; il n'y demeura pas inactif; faisant l'office de matelot sans y être obligé, il passa plusieurs fois du vaisseau dans la chaloupe et remonta au vaisseau pour aider des femmes et des enfants à s'embarquer. Malgré le danger toujours imminent, il ne sortit définitivement du paquebot embrasé qu'après tous les autres passagers. Pendant les nombreux trajets que son humanité lui fit volontairement accomplir, il sauva plusieurs femmes à la nage; l'excès de la fatigue lui causa plus tard une maladie grave.
Il était attaché, m'a-t-on dit, à la légation de France en Danemarck, et voyageait pour son plaisir. Je ne sais pas son nom, ignorance bien involontaire, car, depuis hier, j'ai demandé ce nom à vingt personnes. Le trait d'humanité de ce jeune homme ne date que d'un an, et son nom est déjà oublié dans les lieux même où il s'est tant distingué par son humanité. Les détails que je viens de vous donner sont d'une grande exactitude.
Il me semble que j'ai assisté à la scène; la femme qui m'a conté le naufrage y était: elle admirait comme les autres le dévouement du jeune Français, et comme les autres, sans doute, elle n'a pas songé à demander comment s'appelait le sauveur de tant de malheureux. Nouvelle preuve qu'en toute occasion, l'ingratitude des obligés sert de lustre et de relief à la vertu du bienfaiteur.
Mais figurez-vous dans ces régions septentrionales la misère de tant de femmes, d'enfants déposés à demi nus sur un point désert de la côte du Mecklembourg par une froide nuit d'automne!
Malgré la force et le dévouement de notre compatriote, secondé de quelques matelots de diverses nations, cinq personnes périrent dans ce naufrage; on attribue leur perte à la précipitation avec laquelle elles s'efforcèrent de sortir du bâtiment incendié. Cependant ce magnifique vaisseau ne fut pas entièrement brûlé: à la fin, on se rendit maître du feu et le nouveau Nicolas Ier sur lequel je vais m'embarquer demain, a été en grande partie reconstruit avec les débris de l'ancien. Des esprits superstitieux craignent que, par quelque fatalité, le malheur ne s'attache encore à ces restes; moi qui ne suis pas marin, je n'ai point cette peur poétique; mais je respecte tous les genres de superstitions inoffensives, comme résultats de ce noble plaisir de croire et de craindre, qui est le fondement de toute piété et dont l'abus même classe l'homme au-dessus de tous les autres êtres de la création.
Après s'être fait rendre un compte détaillé de l'événement, l'Empereur cassa le capitaine qui était russe: ce malheureux fut remplacé par un Hollandais; mais celui-ci, dit-on, manque d'autorité sur son équipage. Les étrangers ne prêtent guère à la Russie que les hommes dont ils ne veulent pas chez eux. Je saurai demain à quoi m'en tenir sur la valeur de celui-ci. Personne ne juge un commandant plus vite qu'un matelot et qu'un voyageur. L'amour de la vie, cet amour si passionnément raisonné, est un guide sûr pour apprécier tout homme de qui dépend notre existence. Tel qu'il est reconstruit, notre beau vaisseau prend tant d'eau qu'il ne peut remonter jusqu'à Pétersbourg; nous changerons de bâtiment à Kronstadt, puis deux jours plus tard les voitures nous seront envoyées sur un troisième vaisseau à fond plat. Voilà bien de l'ennui; mais la curiosité triomphe de tout; c'est le premier des devoirs pour un voyageur.
Le Mecklembourg est en progrès, une route magnifique conduit de Ludwigslust à Schwerin où le grand-duc actuel a eu le bon esprit de reporter sa résidence. Schwerin est vieux et pittoresque; un lac, des coteaux, des bois, un palais antique embellissent le paysage, et la ville a des souvenirs; elle a de plus un air ancien, un aspect pittoresque: tout cela manque à Ludwigslust.
Mais voulez-vous avoir une idée de la barbarie du moyen âge? montez en voiture dans cette vieille capitale du grand-duché de Mecklembourg, et faites-vous mener en poste à Lubeck. S'il a plu seulement vingt-quatre heures, vous resterez à moitié chemin; ce sont des fondrières à s'y perdre. On regrette le sable et les quartiers de roches des environs de Rostock et l'on s'enfonce dans des ornières si creuses qu'on ne peut plus en sortir sans briser sa voiture ou sans verser. Notez que cela s'appelle la grande route de Schwerin à Lubeck et qu'elle a seize lieues, ce sont seize lieues de chemin impraticable. Pour voyager sûrement en Allemagne, il faut apprendre le français et ne pas oublier la différence qu'il y a entre une grande route et une chaussée: sortez de la chaussée, vous reculez de trois siècles.
Ce chemin m'avait pourtant été indiqué par le ministre de *** à Berlin, et même d'une façon assez plaisante: «Quelle route me conseillez-vous de prendre pour aller à Lubeck?» lui disais-je. Je savais qu'il venait de faire ce voyage.
«Elles sont toutes mauvaises,» me répondit le diplomate, «mais je vous conseille celle de Schwerin.
—Ma voiture,» lui repartis-je, «est légère et si elle vient à casser je manquerai le départ du paquebot. Si vous connaissiez une meilleure route, je la prendrais, fût-elle plus longue.
—Tout ce que je puis vous dire,» répliqua-t-il d'un ton officiel, «c'est que j'ai indiqué celle-ci à monseigneur *** (le neveu de son souverain); vous ne sauriez donc faire mieux que de la suivre.
—Les voitures des princes,» repris-je, «ont peut-être des priviléges comme leurs personnes. Les princes ont des corps de fer, et je ne voudrais pas vivre un jour comme ils vivent toute l'année.»