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La Russie n'avait ni les mœurs démocratiques, fruit des révolutions sociales et judiciaires que la France a subies, ni la presse, fruit et germe de la liberté politique qu'elle perpétue après avoir été enfantée par elle. Les Empereurs de Russie également mal inspirés dans leur défiance et dans leur confiance, ne voyaient que des rivaux dans les nobles et ne voulaient trouver que des esclaves dans les hommes qu'ils prenaient pour ministres; ainsi, doublement aveuglés, ils ont laissé aux directeurs de l'administration et à leurs employés qui ne leur faisaient nul ombrage, la liberté de jeter leurs réseaux sur un pays sans défense et sans protecteurs. Il est né de là une fourmilière d'agents obscurs travaillant à régir ce pays d'après des idées qui ne sont pas sorties de lui: d'où il arrive qu'elles ne peuvent satisfaire ses besoins réels. Cette classe d'employés, hostiles dans le fond du cœur à l'ordre de choses qu'ils administrent, se recrute en grande partie parmi les fils de popes[11], espèce d'ambitieux vulgaires, de parvenus sans talent parce qu'ils n'ont pas besoin de mérite pour obliger l'État à s'embarrasser d'eux, gens approchant de tous les rangs et qui n'ont pas de rang, esprits qui participent à la fois de toutes les préventions des hommes populaires et de toutes les prétentions des hommes aristocratiques, moins l'énergie des uns et la sagesse des autres; bref, pour tout dire en un mot: les fils de prêtres sont des révolutionnaires chargés de maintenir l'ordre établi.

Vous comprenez que de tels administrateurs sont le fléau de la Russie.

Éclairés à demi, libéraux comme des ambitieux, despotes comme des esclaves, imbus d'idées philosophiques mal coordonnées et entièrement inapplicables dans le pays qu'ils appellent leur patrie, quoique tous leurs sentiments et toutes leurs demi-lumières viennent d'ailleurs, ces hommes poussent la nation vers un but qu'ils ne connaissent peut-être pas eux-mêmes, que l'Empereur ignore, et qui n'est pas celui où doivent tendre les vrais Russes, les vrais amis de l'humanité.

Cette conspiration permanente remonte, à ce qu'on m'assure, au temps de Napoléon. Le politique italien avait pressenti le danger de la puissance russe; et voulant affaiblir l'ennemi de l'Europe révolutionnée, il recourut d'abord à la puissance des idées. Il profita de ses rapports d'amitié avec l'Empereur Alexandre, et de la tendance innée de ce prince vers les institutions libérales, pour envoyer à Pétersbourg, sous prétexte d'aider à l'accomplissement des desseins de l'Empereur, un grand nombre d'ouvriers politiques, espèce d'armée masquée chargée de préparer en secret la voie à nos soldats. Ces intrigants habiles avaient mission de s'ingérer dans le gouvernement, de s'emparer surtout de l'éducation publique et d'infiltrer dans l'esprit de la jeunesse des doctrines contraires à la religion politique du pays. Ainsi le grand homme de guerre, l'héritier de la révolution française et l'ennemi de la liberté du monde, jetait au loin des semences de troubles, parce que l'unité despotique lui paraissait prêter un ressort dangereux au gouvernement militaire qui fait l'immense pouvoir de la Russie.

Cet Empire recueille aujourd'hui le fruit de la lente et profonde politique de l'adversaire qu'il a cru vaincre, mais dont le machiavélisme posthume survit à des revers inouïs dans l'histoire des guerres humaines.

J'attribue en grande partie à l'influence occulte de ces éclaireurs de nos armées, et à celle de leurs enfants et de leurs disciples, les idées révolutionnaires qui germent dans beaucoup de familles et jusque dans les armées russes; et dont l'explosion a produit les conspirations que noua avons vues jusqu'ici échouer contre la force du gouvernement établi. Je me trompe peut-être, mais je me persuade que l'Empereur actuel triomphera de ces idées en écrasant jusqu'au dernier tous les hommes qui les défendaient.

J'étais loin de m'attendre à trouver en Russie ces vestiges de notre politique et à entendre sortir de la bouche des Russes des reproches analogues à ceux que nous font les Espagnols depuis trente-cinq ans. Si les malignes intentions que les Russes attribuent à Napoléon furent réelles, nul intérêt, nul patriotisme ne les peut justifier. On ne sauve pas une partie du monde en trompant l'autre. Autant notre propagande religieuse me paraît sublime, parce que le gouvernement de l'Église catholique s'accorde avec chaque forme de gouvernement et chaque degré de civilisation qu'il domine de toute la supériorité de l'âme sur le corps, autant m'est odieux le prosélytisme politique, c'est-à-dire l'étroit esprit de conquête, ou pour parler plus juste encore, l'esprit de rapine justifié par un trop habile sophiste qu'on appelle la gloire; loin de rallier le genre humain, cette ambition étroite le divise: l'unité ne peut naître que de l'élévation et de l'étendue des idées: or, la politique de l'étranger est toujours petite, sa libéralité hypocrite ou tyrannique; ses bienfaits sont toujours trompeurs: chaque nation doit puiser en elle-même les moyens de perfectionnement dont elle a besoin. La connaissance de l'histoire des autres peuples est utile comme science, elle est pernicieuse quand elle provoque l'adoption d'un symbole de foi politique: c'est substituer un culte superstitieux à un culte vrai.

Je me résume: voici le problème proposé non par les hommes, mais par les événements, par l'enchaînement des circonstances, par les choses enfin à tout Empereur de Russie: favoriser parmi la nation les progrès de la science, afin de hâter l'affranchissement des serfs; et tendre à cette fin par l'adoucissement des mœurs, par l'amour de l'humanité, de la liberté légale, en un mot améliorer les cœurs pour adoucir les destinées: telle est la condition sans laquelle nul homme ne peut régner aujourd'hui, pas même à Moscou; mais ce qu'il y a de particulier dans la charge imposée aux Empereurs de Russie, c'est qu'il leur faut marcher vers ce but en échappant d'un côté à la tyrannie muette et bien organisée d'une administration révolutionnaire, et de l'autre à l'arrogance et aux conspirations d'une aristocratie vague d'autant plus ombrageuse et plus redoutable que sa puissance est moins définie.

Il faut avouer qu'aucun souverain ne s'est encore acquitté de cette terrible tâche avec autant de fermeté, de talent et de bonheur que l'Empereur Nicolas.

Il est le premier des princes de la Russie moderne qui ait enfin compris qu'il faut être Russe pour faire du bien aux Russes. Sans doute l'histoire dira: ce fut un grand souverain.

Il n'est plus temps de dormir, les chevaux sont à ma voiture, je pars pour Nijni.

LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.

Aspect des rives du Volga.—Manière dont les Russes mènent les voitures sur les routes montueuses.—Violence des cahots.—Maison de poste.—Serrure russe portative.—Kostroma.—Souvenir d'Alexis Romanow.—Bac sur le Volga à Kunitcha.—Vertu qui devient vice.—Accident dans une forêt.—La civilisation a nui aux Russes.—Rousseau justifié.—Traits distinctifs du caractère et de la figure des Russes.—Étymologies du mot syromède.—Mot de Tacite.—Élégance des paysans.—Leur industrie.—La hache du mugic.—Tarandasse.—Simplicité d'esprit du paysan russe.—Différence de manière de voir de cet homme et des paysans des autres pays.—Caractère des chants nationaux.—Musique accusatrice.—Imprudence du gouvernement.—Manière de suppléer à une roue cassée.—Route de Sibérie.—Paysages russes.—Bords du Volga.—Rencontre de trois exilés.—Espionnage de mon feldjæger.—Derniers relais pour arriver à Nijni.—Difficulté du chemin.