Yourewetch-Powolskoï, petite ville entre Yaroslaf et Nijni-Novgorod ce 21 août 1839.
Notre route longe le Volga. J'ai passé hier ce fleuve à Yaroslaf, et l'ai repassé aujourd'hui à Kunitcha. Dans beaucoup d'endroits, les deux rives qui le bordent sont différentes l'une de l'autre; d'un côté s'étend une plaine immense qui vient finir à fleur d'eau; de l'autre, c'est un mur coupé à pic. Cette espèce de digue naturelle a quelquefois de cent à cent cinquante pieds de haut; elle forme muraille du côté du fleuve, tandis que, du côté de la terre, c'est un plateau qui s'étend assez loin dans les broussailles de l'intérieur du pays où il s'abaisse en talus prolongé. Ce rempart, hérissé de cépées d'osiers et de bouleaux, est déchiré de distance en distance par les affluents du grand fleuve. Ces cours d'eau forment des espèces de sillons très-profonds dans la berge qu'ils traversent pour déboucher au Volga. Cette berge, comme je viens de vous le dire, est si large qu'elle ressemble à un vrai plateau de montagnes: c'est comme un pays élevé et boisé, et les déchirements qu'opèrent dans son épaisseur les eaux tributaires du fleuve, sont de vraies vallées adjacentes au cours principal du Volga. On ne peut éviter ces abîmes lorsqu'on veut voyager le long du grand fleuve; car pour les tourner il faudrait faire des zigzags d'une lieue et plus: voilà pourquoi on a trouvé plus facile de tracer la route de manière à descendre du haut de la berge dans le fond des ravins latéraux; après avoir traversé la petite rivière qui les sillonne, la route remonte sur la côte opposée qui fait la continuation de la jetée élevée par la nature le long du principal fleuve de la Russie.
Les postillons, ou, pour parler plus juste, les cochers russes, si adroits qu'ils soient en plaine, deviennent dans les chemins montueux les plus dangereux conducteurs du monde. La route que nous suivons en côtoyant le Volga met leur prudence et mon sang-froid à l'épreuve. Ces continuelles montées et descentes, si elles étaient plus longues, deviendraient périlleuses, vu la manière de mener des hommes de ce pays. Le cocher commence la côte au pas; arrivé au tiers de la descente, qui d'ordinaire est l'endroit le plus rapide, l'homme et les chevaux, peu habitués à retenir, s'ennuient réciproquement de la prudence, la voiture part au triple galop et roule avec une vitesse toujours croissante jusqu'au milieu d'un pont de madriers peu solides, disjoints, inégaux et mouvants, car ils sont posés et non fixés sur les poutres qui les portent et sous les gaules qui servent à peine de garde-fou au tremblant édifice; là, si la caisse, les roues, les ressorts et les soupentes tiennent encore ensemble (on ne s'embarrasse pas des personnes), la voiture continue d'un train plus modéré sa marche cahotante. Un pont semblable se trouve au fond de chaque ravin; si les chevaux lancés au galop ne l'enfilaient pas droit, l'équipage serait culbuté; bêtes et hommes deviendraient ce qu'ils pourraient: c'est un tour d'adresse d'où dépend la vie des voyageurs. Qu'un cheval bronche, qu'un clou manque, qu'une courroie casse, tout est perdu. Votre vie repose sur les jambes de quatre bêtes courageuses, mais faibles et fatiguées.
Au troisième coup de ce jeu de hasard, j'exigeai qu'on enrayât, mais il se trouve que ma voiture louée à Moscou n'a pas de sabot; on m'avait assuré en partant que jamais il n'était nécessaire d'enrayer en Russie. Pour suppléer le sabot, il a fallu dételer un des quatre chevaux et prendre les traits de l'animal un moment mis en liberté. J'ai fait recommencer la même opération, au grand étonnement des postillons, chaque fois que la longueur et la rapidité des côtes me paraissait pouvoir compromettre la sûreté de la voiture dont je n'ai déjà que trop éprouvé le peu de solidité. Les postillons, tout surpris qu'ils paraissent, ne font jamais la moindre objection à mes étranges fantaisies, ils n'opposent nulle résistance aux ordres que je leur fais donner par mon feldjæger; mais je lis leur pensée sur leur visage. La présence d'un employé du gouvernement me vaut en tous lieux des marques de déférence; on respecte en moi la volonté qui m'a donné ce protecteur. Une telle marque de faveur de la part de l'autorité me rend l'objet des égards du peuple. Je ne conseillerais à aucun étranger aussi peu expérimenté que je le suis de se hasarder sans un tel guide sur les chemins de la Russie, surtout s'il veut parcourir des gouvernements un peu éloignés de la capitale.
Quand vous êtes parvenu au fond du ravin, il s'agit de regrimper sur la terrasse en gravissant la pente opposée à celle que vous venez de descendre; le cocher, qui ne sait franchir les côtes qu'en les escaladant à la volée, rajuste ses harnais et lance encore une fois ses quatre chevaux contre l'obstacle. Les chevaux russes ne connaissent que le galop; si le chemin n'est pas tirant, si le roidillon est court et la voiture légère, du premier bond vous arrivez au sommet; mais si la pente est sablonneuse, ce qui arrive souvent, ou si elle excède l'espace que les chevaux peuvent parcourir d'une haleine, ceux-ci s'arrêtent bientôt, essoufflés, haletants, au milieu de la montée; ils se butent sous les coups de fouet, ruent et reculent immanquablement au risque de jeter l'équipage dans les fossés; mais à chaque embarras de ce genre, je répète en me moquant de la prétention des Russes: Il n'y a pas de distance en Russie!!
Cette manière de cheminer par à-coup est toujours conforme au caractère des hommes, analogue au tempérament des bêtes, et presque toujours d'accord avec la nature du sol. Cependant s'il arrive par hasard que le terrain que vous avez à parcourir soit profondément inégal, vous vous trouvez arrêté à chaque pas par la fougue des chevaux et par l'inexpérience des hommes. Ceux-ci sont lestes et adroits, mais leur intelligence ne peut suppléer la connaissance qui leur manque; nés pour la plaine, ils ignorent la vraie manière de dresser les chevaux pour voyager dans les montagnes. À la première marque d'hésitation tout le monde met pied à terre, les domestiques poussent à la roue, de trois en trois pas on est forcé de laisser souffler l'attelage; alors on retient la voiture avec une grosse bûche jetée derrière; puis pour aller plus loin, on excite les bêtes de la bride, de la voix, de la main, on les prend par la tête, on leur frotte les naseaux avec du vinaigre afin de les aider à respirer; enfin moyennant ces précautions, et des cris de sauvages, et des coups de fouet assenés ordinairement avec un à-propos que je ne me lasse pas d'admirer, vous atteignez à grand'peine la cime de ces formidables falaises, que dans d'autres pays vous graviriez sans seulement les remarquer.
La route d'Yaroslaf à Nijni est une des plus montueuses de toutes celles de l'intérieur de la Russie; pourtant dans les points mêmes où le plateau qui borde un des côtés du Volga est le plus profondément entaillé par les affluents du grand fleuve, je ne crois pas que de la rive au sommet de la côte ce rempart naturel surpasse la hauteur d'une maison de cinq ou six étages à Paris. Cette espèce de quai, coupé par les filets d'eau qui dévalent vers le courant principal, est d'un effet imposant, mais triste: cette jetée pourrait servir de base à une magnifique route; mais ne pouvant tourner les ravins, il fallait ou les franchir sur des arceaux qui auraient coûté autant que des voûtes d'aqueducs, ou descendre jusqu'au fond de ces étroits abîmes: or, comme on n'a pas tracé ces descentes en pentes douces, elles sont parfois dangereuses à cause de la rapidité de la côte.
Les Russes m'avaient vanté comme riants et variés les paysages qu'on découvre en suivant les bords du Volga; c'est toujours la campagne des environs d'Yaroslaf, et c'est toujours la même température.