Ce mot me glaça. C'est pour mon plaisir que je fais ce chemin, pensai-je; mais quels étaient les sentiments et les idées de tant d'infortunés qui l'ont fait avant moi? et ces sentiments et ces idées évoqués par mon imagination revenaient m'obséder. Je vais chercher une distraction, un divertissement sur les traces du désespoir des autres… La Sibérie!… cet enfer russe est incessamment devant moi… et avec tous ses fantômes, il me fait l'effet du regard du basilic sur l'oiseau fasciné!… Quel pays!… la nature y est comptée pour rien; car il faut oublier la nature dans une plaine sans limites, sans couleur, sans plans, sans lignes, si ce n'est la ligne toujours égale, tracée par le cercle de plomb du ciel sur la surface de fer de la terre!!… Telle est, à quelques inégalités près, la plaine que j'ai traversée depuis mon départ de Pétersbourg: d'éternels marais entrecoupés de quelques champs d'avoine ou de seigle, qui sont de niveau avec les joncs; quelques carrés de terre cultivés en concombres, en melons et en divers légumes aux environs de Moscou, culture qui n'interrompt pas la monotonie du paysage; puis, dans les lointains, des bois de pins mal venants, quelques bouleaux maigres, noueux; puis enfin, le long des routes, des villages de planches grises, à maisons plates, dominés toutes les vingt, trente ou cinquante lieues par des villes un peu plus élevées, quoique plates aussi, villes où l'espace fait disparaître les hommes, rues qui ressemblent à des casernes bâties pour un jour de manœuvres: pour la centième fois voilà la Russie telle qu'elle est. Ajoutez-y quelques décorations, quelques dorures et beaucoup de gens aux discours flatteurs, aux pensers moqueurs, et vous l'aurez telle qu'on nous la veut montrer; il faut tout dire: on y assiste à de superbes revues. Savez-vous ce que c'est que les manœuvres russes? ces mouvements de troupes équivalent à des guerres, moins la gloire; mais la dépense n'en est que plus grande, car l'armée n'y peut pas vivre aux dépens de l'ennemi.
Dans ce pays sans paysages coulent des fleuves immenses, mais sans couleur; ils coulent à travers un pays grisâtre, dans des terrains sablonneux, et disparaissent sous des coteaux pas plus hauts que des digues, et brunis par des forêts marécageuses. Les fleuves du Nord sont tristes comme le ciel qu'ils reflètent; le Volga est, dans certaines parties de son cours, bordé de villages qu'on dit assez riches; mais ces piles de planches grises aux faîtes mousseux n'égayent pas la contrée. On sent l'hiver et la mort planer sur tous ces sites: la lumière et le climat du Nord donnent aux objets une teinte funèbre; au bout de quelques semaines, le voyageur épouvanté se croit enterré vif; il voudrait déchirer son linceul et fuir ce cimetière sans clôture, et qui n'a de bornes que celles de la vue; il lutte de toutes ses forces pour soulever le voile de plomb qui le sépare des vivants. N'allez jamais dans le Nord pour vous amuser, à moins que vous ne cherchiez votre amusement dans l'étude: car il y a beaucoup à étudier ici.
Je suivais donc, désenchanté, la grande route de la Sibérie, quand j'aperçus de loin un groupe d'hommes d'armes arrêté sous une des contre-allées de la route.
«Que font là ces soldats? dis-je à mon courrier.
—Ce sont, me répondit cet homme, des Cosaques qui conduisent des exilés en Sibérie!!…»
Ainsi ce n'est pas un rêve, ce n'est pas de la mythologie de gazettes; je vois là de vrais malheureux, de véritables déportés qui vont à pied, chercher péniblement la terre où ils doivent mourir oubliés du monde, loin de tout ce qui leur fut cher, seuls avec le Dieu qui ne les avait pas créés pour subir un tel supplice. J'ai peut-être rencontré leurs mères, leurs femmes, ou je les rencontrerai; ce ne sont pas des criminels, au contraire; ce sont des Polonais, des héros de malheur et de dévouement; et les larmes me venaient aux yeux en approchant de ces infortunés auprès de qui je n'osais pas même m'arrêter de peur de devenir suspect à mon argus. Ah!… devant de tels revers, le sentiment de mon impuissante compassion m'humiliait, et la colère refoulait l'attendrissement dans mon cœur! J'aurais voulu être bien loin d'un pays où le misérable qui me sert de courrier pouvait devenir assez formidable pour me forcer par sa présence à dissimuler les sentiments les plus naturels de mon cœur. J'ai beau me répéter que nos forçats sont peut-être plus à plaindre que ne le sont les colons de la Sibérie, il y a dans cet exil lointain une vague poésie qui prête à la sévérité de la loi toute la puissance de l'imagination, et cette alliance inhumaine produit un résultat terrible. D'ailleurs, nos forçats sont jugés sérieusement; mais après quelques mois de séjour en Russie, on ne croit plus aux lois.
Il y avait là trois exilés, et ces condamnés étaient innocents à mes yeux, car sous le despotisme il n'y a de criminel que l'homme qui n'est pas puni. Ces trois condamnés étaient conduits par six hommes à cheval, par six Cosaques. La capote de ma voiture était fermée, et plus nous approchions du groupe, plus mon courrier observait attentivement ce qui se passait sur ma figure; il me dévisageait. Je fus singulièrement frappé des efforts qu'il faisait pour me persuader que les gens devant lesquels nous passions étaient de simples malfaiteurs, et que pas un condamné politique ne se trouvait parmi eux. Je gardais un morne silence; le soin qu'il prenait de répondre à ma pensée me parut très-significatif. Il la lit donc sur mon visage, me disais-je, ou la sienne lui fait deviner la mienne.
Affreuse sagacité des sujets du despotisme! tous sont espions, même en amateurs et sans rétribution.
Les derniers relais de la route qui conduit à Nijni sont longs et difficiles, à cause des sables qui deviennent de plus en plus profonds[12], tellement qu'on y reste comme enterré; et dans ces sables, d'énormes blocs de bois et de pierres se remuent sous les roues des voitures et sous les pieds des chevaux; on dirait d'une plage jonchée de débris. Cette partie de la route est bordée de forêts, où campent, de demi-lieue en demi-lieue, des postes de Cosaques destinés à protéger le passage des marchands qui vont à la foire. Cet appareil est plus sauvage que rassurant. On se croit au moyen âge.
Ma roue est raccommodée: on la remet en place, ce qui me fait espérer que nous arriverons à Nijni avant ce soir. Le dernier relais est de huit lieues, par un chemin dont je viens de vous décrire tous les inconvénients, sur lesquels j'insiste, parce que les mots qui vous les peignent passent trop vite, en comparaison du temps que me prennent les choses.
LETTRE TRENTE-TROISIÈME.
Site de Nijni-Novgorod.—Mot de l'Empereur Nicolas.—Prédilection de ce prince pour Nijni.—Le Kremlin de Nijni.—Peuples accourus à cette foire de toutes les extrémités de la terre.—Nombre des étrangers.—Le gouverneur de Nijni.—Pavillon du gouverneur à la foire.—Le pont de l'Oka.—Barques qui obstruent le fleuve.—Aspect de la foire.—Peine qu'on a pour se loger.—Je m'installe dans un café.—Insectes inconnus.—Orgueil de mon feldjæger.—Emplacement de la foire.—Aspect des populations.—Terrain de la foire.—Ville souterraine.—Cloaque magnifique: ouvrage imposant.—Aspect singulier des femmes.—Les alentours de la foire.—Ville du thé.—Ville des chiffons.—Ville des bois de charronnage.—Ville des fers de Sibérie.—Origine de la foire de Nijni.—Village persan.—Poissons salés de la mer Caspienne.—Cuirs.—Fourrures.—Lazzaronis du Nord.—Intérieur de la foire.—Site mal choisi.—Crédit commercial des serfs russes.—Manière de calculer des gens du peuple.—Bonne foi des paysans.—Comment les seigneurs trompent leurs serfs.—Rivalité de l'autocratie et de l'aristocratie.—Prix des denrées à la foire de Nijni.—Turquoises apportées par les Boukares.—Chevaux kirguises: leur attachement les uns pour les autres.—La foire après le coucher du soleil.—Convoi de rouliers debout sur leur essieu.—Gravité des Russes.—Encore des chants russes.—Ce que dit la musique en Russie.