Nijni-Novgorod, ce 22 août au soir 1839.
Le site de Nijni est le plus beau que j'aie vu en Russie: il y a là non plus de petites falaises, de basses jetées qui se prolongent au bord d'un grand fleuve, des ondulations de terrain qualifiées de collines, au sein d'une vaste plaine: il y a une montagne, une vraie montagne qui fait promontoire au confluent du Volga et de l'Oka, deux fleuves également imposants, car, à son embouchure, l'Oka paraît aussi considérable que le Volga, et s'il perd son nom c'est parce qu'il ne vient pas d'aussi loin. La ville haute de Nijni bâtie sur cette montagne, domine une plaine immense comme la mer: un monde sans bornes s'ouvre au pied de cette crique devant laquelle se tient la plus grande foire du monde; pendant six semaines de l'année le commerce des deux plus riches parties du monde s'est donné rendez-vous au confluent du Volga et de l'Oka. C'est un lieu à peindre; jusqu'à présent je n'avais admiré de vues vraiment pittoresques en Russie que dans les rues de Moscou et le long des quais de Pétersbourg, encore ces sites étaient-ils de création humaine; mais ici la campagne est belle en elle-même; cependant l'ancienne ville de Nijni au lieu de regarder les fleuves et de profiter des moyens de richesse qu'ils lui offrent, reste entièrement cachée derrière la montagne; là, perdue dans l'intérieur du pays, elle semble fuir ce qui ferait sa gloire et sa prospérité: cette maladresse a frappé l'Empereur Nicolas qui s'écria la première fois qu'il vit ce lieu: «À Nijni la nature a tout fait, les hommes ont tout gâté.» Pour remédier à l'erreur des fondateurs de Nijni-Novgorod, un faubourg en forme de quai se bâtit aujourd'hui sous la côte, à l'une des deux pointes de terre qui séparent le Volga de l'Oka. Ce faubourg s'agrandit chaque année, il devient plus important et plus populeux que la cité; et le vieux Kremlin de Nijni (chaque ville russe a le sien), sépare l'ancien du nouveau Nijni, situé sur la rive droite de l'Oka.
La foire se tient de l'autre côté de ce fleuve sur une terre basse qui fait triangle entre la rivière et le Volga. Cette terre d'alluvion marque le point où les deux cours d'eau se réunissent, par conséquent d'un côté elle sert de rive à l'Oka et de l'autre au Volga; c'est aussi ce que fait le promontoire de Nijni sur la rive droite de l'Oka. Les deux bords de cette rivière sont joints par un pont de bateaux qui conduit de la ville à la foire et qui m'a paru aussi long que celui du Rhin devant Mayence. Ces deux angles de terre, quoique séparés seulement par un fleuve, sont bien différents l'un de l'autre: l'un domine de toute la hauteur d'une montagne le sol nivelé de la plaine qu'on appelle Russie et il est pareil à une borne colossale, à une pyramide naturelle: c'est le promontoire de Nijni qui s'élève majestueusement au milieu de ce vaste pays; l'autre angle, celui de la foire, se cache au niveau des eaux qui l'inondent une partie de l'année; la beauté singulière de ce contraste n'a point échappé au coup d'œil de l'Empereur Nicolas; ce prince, avec la sagacité qui le caractérise, a senti que Nijni était un des points importants de son Empire. Il aime particulièrement ce lieu central favorisé par la nature et devenu le lieu de réunion des populations les plus lointaines qui s'y pressent de toutes parts, attirées par un puissant intérêt commercial. Dans sa minutieuse vigilance, l'Empereur ne néglige rien pour embellir, étendre et enrichir cette ville; il a ordonné des terrassements, des quais, et commandé pour dix-sept millions de travaux qui ne sont contrôlés que par lui. La foire de Makarief qui se tenait autrefois dans les terres d'un boyard à vingt lieues plus bas, en suivant le cours du Volga vers l'Asie, a été confisquée au profit de la couronne et du pays; puis l'Empereur Alexandre l'a transportée à Nijni. Je regrette la foire asiatique tenue dans les domaines d'un ancien prince moscovite: elle devait être plus pittoresque et plus originale, quoique moins grandiose et moins régulière que ce que je trouve ici.
Je vous ai dit que chaque ville russe a son Kremlin; de même que chaque ville espagnole a son Alcazar; le Kremlin de Nijni avec ses tours d'aspects divers et ses murailles crénelées qui serpentent sur une montagne bien plus élevée que ne l'est la colline du Kremlin de Moscou, a près d'une demi-lieue de tour.
Lorsque le voyageur aperçoit cette forteresse du fond de la plaine, il est frappé d'étonnement; il découvre par moments au-dessus de la cime des pins mal venants, les flèches brillantes et les lignes blanches de cette citadelle: c'est le phare vers lequel il se dirige à travers les déserts sablonneux qui gênent l'abord de Nijni par la route de Yaroslaf. L'effet de cette architecture nationale est toujours puissant; ici les tours bizarres, les minarets chrétiens, ornements obligés de tous les Kremlins, sont encore embellis par la singulière coupe du terrain, qui dans certains endroits oppose de véritables précipices aux créations des architectes. Dans l'épaisseur des murailles on a pratiqué, comme à Moscou, des escaliers qui servent à monter de créneaux en créneaux jusqu'au sommet de la côte et des hauts remparts qui la couronnent: ces imposants degrés avec les tours dont ils sont flanqués, avec les rampes, les voûtes, les arcades qui les soutiennent, font tableau de quelque point des environs qu'on les aperçoive.
La foire de Nijni, devenue aujourd'hui la plus considérable de la terre, est le rendez-vous des peuples le plus étrangers les uns aux autres, et par conséquent les plus divers dans leur aspect, dans leur costume et leur langage, dans leurs religions et dans leurs mœurs. Des hommes du Thibet, de la Boukarie, des pays voisins de la Chine, viennent rencontrer là des Persans, des Finois, des Grecs, des Anglais, des Parisiens: c'est le jugement dernier des commerçants. Le nombre des étrangers constamment présents à Nijni pendant le temps que dure la foire est de deux cent mille; les hommes qui composent cette foule se renouvellent plusieurs fois, mais le chiffre reste toujours à peu près le même; cependant à certains jours de ce congrès du négoce, il se trouve dans Nijni jusqu'à trois cent mille personnes à la fois; le taux moyen de la consommation du pain, dans ce camp pacifique, est de quatre cent mille livres par jour: passé ces saturnales de l'industrie et du trafic, la ville est morte. Jugez de l'effet singulier que doit produire une transition si brusque!… Nijni contient à peine vingt mille habitants qui se perdent dans ses vastes rues et dans ses places nues, pendant que le terrain de la foire reste abandonné pour neuf mois.
Cette foire occasionne peu de désordres; en Russie, le désordre est chose inconnue; il serait un progrès, car il est fils de la liberté; l'amour du gain et les besoins du luxe toujours croissants, jusque chez les nations barbares, font que même des populations à demi sauvages, telles que celles qui viennent ici de la Perse et de la Boukarie, trouvent du bénéfice à la tranquillité, à la bonne foi: d'ailleurs il faut avouer qu'en général les mahométans ont de la probité en affaires d'argent.
Il n'y a que peu d'heures que je suis dans cette ville et j'ai déjà vu le gouverneur: on m'avait donné pour lui plusieurs lettres de recommandation très-pressantes; il m'a paru hospitalier et communicatif pour un Russe. La foire de Nijni montrée par lui, et vue de son point de vue, aura pour moi un double intérêt: celui qui s'attache aux choses mêmes, presque toutes nouvelles pour un Français, et celui que je mets à pénétrer la pensée des hommes employés par ce gouvernement.
Cet administrateur porte un nom anciennement illustré dans l'histoire de Russie: il s'appelle Boutourline. Les Boutourline sont une famille de vieux boyards; illustration qui devient rare. Je vous raconterai demain mon arrivée à Nijni, la peine que j'ai eue à trouver un gîte et la manière dont j'ai fini par m'établir, si tant est que je puisse me dire établi.