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(Suite de la même lettre.)

Ce 23 août 1839, au matin.

Je n'ai rencontré de foule en Russie qu'à Nijni sur le pont de l'Oka; à la vérité ce défilé est l'unique chemin qui conduit de la ville à la foire; c'est aussi par là qu'on arrive à Nijni quand on vient d'Yaroslaf. À l'entrée de la foire on tourne à droite pour passer sur le pont, en laissant à gauche toutes les boutiques de la foire et le palais de jour du gouverneur qui descend tous les matins de sa maison de la ville haute dans ce pavillon, espèce d'observatoire administratif d'où il préside et surveille toutes les rues, toutes les files de boutiques et toutes les affaires de la foire. La poussière qui aveugle, le bruit qui assourdit, les voitures, les piétons, les soldats chargés de maintenir l'ordre, tout embarrasse le passage du pont, et comme l'eau du fleuve disparaît sous une multitude de barques, on se demande à quoi sert ce pont, car au premier coup d'œil on croit la rivière à sec. Les bateaux sont si serrés au confluent du Volga et de l'Oka, qu'on pourrait traverser ce dernier fleuve à pied en enjambant de jonque en jonque. J'emploie ce terme chinois parce qu'une grande partie des bâtiments qui affluent à Nijni sert à porter à la foire des marchandises de la Chine et surtout du thé. Tout cela captive l'imagination; mais je ne trouve pas que les yeux soient également satisfaits. Les tableaux pittoresques manquent à cette foire dont tous les bâtiments sont neufs.

Hier à mon arrivée, j'ai cru que nos chevaux écraseraient vingt personnes avant d'atteindre le quai de l'Oka; ce quai est la nouvelle Nijni, faubourg qui d'ici à peu d'années deviendra considérable. C'est une longue rangée de maisons resserrées entre l'Oka qui s'approche de son embouchure dans le Volga et la côte qui l'encaisse de ce côté de son cours; la crête de cette côte est hérissée de murailles formant l'enceinte extérieure du Kremlin de Nijni; la ville haute disparaît derrière ces murailles et derrière la montagne. Quand j'eus touché au bord désiré, je trouvai bien d'autres difficultés qui m'attendaient; il fallait avant tout me loger, et les auberges étaient combles. Mon feldjæger frappait à toutes les portes et revenait toujours me dire avec le même sourire, féroce à force d'immobilité, qu'il n'avait pu trouver une seule chambre. Il me conseillait d'aller demander l'hospitalité au gouverneur; c'est ce que je ne voulais pas faire.

Enfin, arrivés à l'extrémité de cette longue rue, au pied de la route qui monte à la vieille ville par une pente très-rapide et qui passe sous un arc obscur, pratiqué à travers un pan de l'épaisse muraille crénelée de la forteresse, nous aperçûmes, dans un endroit où la rue s'enfonce et se resserre, entre la jetée de la rivière et les substructions de la côte, un café, le dernier de la ville vers le Volga. Les abords de ce café sont obstrués par un marché public, espèce de petite halle couverte, d'où s'exhalent des odeurs qui ne sont rien moins que des parfums. Là je me fis descendre de voiture et conduire à ce café, qui ne consiste pas en une seule salle, mais en une espèce de marché qui occupe toute une suite d'appartements. Le maître m'en fit les honneurs en m'escortant poliment à travers la foule bruyante qui remplissait cette longue enfilade de chambres; parvenu avec moi à la dernière de ces salles, obstruée comme toutes les autres de tables où des buveurs en pelisses prenaient du thé et des liqueurs, il me prouva qu'il n'avait pas une seule chambre qui fût libre.

«Cette salle fait le coin de votre maison, lui dis-je; a-t-elle une sortie particulière?

—Oui.

—Eh bien, condamnez la porte qui la sépare des autres salles de votre café, et donnez-la-moi pour chambre à coucher.»

L'air que j'y respirais me suffoquait déjà; c'était un mélange infect d'émanations les plus diverses: la graisse des fourrures de mouton, le musc des peaux préparées, qu'on appelle cuir de Russie, le suif des bottes, le chou aigre, principale nourriture des paysans, le café, le thé, les liqueurs, l'eau-de-vie épaississaient l'atmosphère. On respirait du poison! mais que pouvais-je faire? c'était ma dernière ressource. J'espérais d'ailleurs qu'une fois la chambre déblayée et bien lavée, les mauvaises odeurs se dissiperaient comme la foule des convives. J'insistai donc pour que mon feldjæger expliquât nettement ma proposition au maître du café.

«J'y perdrai, répondit l'homme.

—Je vous paierai ce que vous voudrez; seulement vous me trouverez quelque part un asile pour mon valet de chambre et pour mon courrier.»

Le marché se conclut, et me voici tout fier d'avoir pris d'assaut un cabaret infect, qu'on me fait payer plus cher que le plus bel appartement de l'hôtel des Princes à Paris. Je me consolais de la dépense en songeant à la victoire que je venais de remporter. Il faut être en Russie, dans un pays où les fantaisies des hommes qu'on croit puissants ne connaissent pas d'obstacles, pour changer en un moment une salle de café en une chambre à coucher.

Mon feldjæger engage les buveurs à se retirer; ils sortent sans faire la moindre objection, et on les parque comme on peut dans la salle voisine dont on condamne la porte avec une serrure de l'espèce de celle que je vous ai décrite. Une vingtaine de tables étaient rangées autour de la chambre; un essaim de prêtres en robes, autrement dit une troupe de garçons de café en chemises, se précipitent dans la salle et la démeublent en un instant. Mais qu'est-ce que je vois? de dessous chaque table, de dessous chaque tabouret, sortent des nuées de bêtes telles que je n'en avais jamais aperçu; c'est un insecte noir, long d'un demi-pouce, assez gros, mou, rampant, gluant, infect et courant assez vite. Ce fétide animal est connu dans une partie de l'Europe orientale, en Volhynie, en Ukraine, en Russie, et je crois dans la grande Pologne, où on l'appelle, ce me semble, persica, parce qu'il y fut apporté d'Asie; je n'ai pu distinguer le nom que lui donnent les garçons du café de Nijni. En voyant le pavé de mon gîte tout marbré de ces bêtes grouillantes et qu'on y écrasait involontairement et volontairement, non par centaines, mais par milliers; en m'apercevant surtout du nouveau genre de mauvaise odeur produit par ce massacre, le désespoir me prit; je me sauvai de la chambre, de la rue, et je courus me présenter au gouverneur. Je ne rentrai dans mon détestable gîte que lorsqu'on m'eut dit et répété qu'il était aussi net qu'il pouvait l'être. Mon lit, rempli de foin frais, à ce qu'on m'assura, était dressé au milieu de la salle, les quatre pieds posés dans quatre terrines pleines d'eau, et je m'entourai de lumière pour la nuit. Malgré tant de précautions, je n'en ai pas moins trouvé au sortir d'un sommeil inquiet, lourd, agité, deux ou trois persica sur mon oreiller. Ces bêtes ne sont pas malfaisantes; mais je ne saurais vous dire le dégoût qu'elles m'inspirent. La malpropreté, l'apathie que dénote la présence de pareils insectes dans les habitations des hommes, me fait regretter d'être venu parcourir cette partie de la terre. Il me semble que c'est une dégradation morale que de se laisser approcher par des animaux immondes, il y a telle répulsion physique qui triomphe de tout raisonnement.

Maintenant que je vous ai avoué ma misère et décrit mes infortunes, je ne vous en parlerai plus. Pour compléter le tableau de cette chambre usurpée sur le café, vous saurez qu'on m'a fait des rideaux avec des nappes dont les coins sont cloués aux fenêtres par des fourchettes de fer; des ficelles servent d'embrasses à ces draperies; deux malles sous un tapis de Perse me tiennent lieu de canapé; le reste à l'avenant.