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Un négociant de Moscou qui tient un magasin de soieries des plus magnifiques et des plus considérables de la foire, doit venir me chercher ce matin pour me montrer toutes choses avec ordre et détail; je vous dirai le résultat de cette revue.

(Suite de la même lettre.)

Ce 24 août 1839, au soir.

Je retrouve ici une poussière méridionale et une chaleur suffocante; aussi m'avait-on bien conseillé de ne me rendre à la foire qu'en voiture; mais l'affluence des étrangers est telle en ce moment à Nijni, que je n'ai pu trouver une voiture à louer; j'ai été réduit à me servir de celle dans laquelle j'ai voyagé depuis Moscou, et à l'atteler de deux chevaux seulement, ce qui m'a contrarié comme un Russe: ce n'est pas par vanité qu'on va ici à quatre chevaux; la race a du nerf, mais elle n'est pas robuste: les chevaux russes courent longtemps lorsqu'ils n'ont rien à traîner, mais ils se fatiguent bientôt de tirer. Quoi qu'il en soit, mes deux chevaux et ma calèche composaient un équipage plus commode qu'élégant; ils m'ont promené tout le jour dans la foire et dans la ville.

En montant dans cette voiture avec le négociant qui voulait bien me servir de cicerone et avec son frère, je dis à mon feldjæger de nous suivre. Celui-ci sans hésiter, sans m'en demander la permission, s'élance dans la calèche d'un air délibéré, puis, avec un aplomb qui me surprend, il s'établit à côté du frère de M ***, lequel, malgré mes instances, avait absolument voulu s'asseoir sur le devant de ma voiture.

En ce pays, il n'est pas rare de voir le maître d'une voiture établi dans le fond, même lorsqu'il n'est pas à côté d'une femme, tandis que ses amis se placent sur le devant. Cette impolitesse qu'on ne se permet chez nous que dans la plus étroite intimité, n'étonne ici personne.

Craignant que la familiarité du courrier ne parût choquante à mes obligeants conducteurs, je crus devoir faire descendre cet homme, en lui disant fort doucement de monter sur le siége de devant, à côté du cocher.

«Je n'en ferai rien, me répond le feldjæger avec un sang-froid imperturbable.

—Pourquoi ne m'obéissez-vous pas?» répliquai-je d'un ton encore plus calme; car je sais que chez cette nation à demi orientale, il faut faire assaut d'impassibilité pour conserver son autorité.

Nous parlions allemand. «Ce serait déroger,» me répondit le Russe toujours du même ton.

Ceci me rappelait les disputes de préséance entre boyards, disputes dont les conséquences ont souvent été si graves sous le règne des Ivan, qu'elles remplissent bien des pages de l'histoire de Russie de cette époque.

«Qu'entendez-vous par déroger, repris-je? Cette place n'est-elle pas celle que vous avez occupée depuis notre départ de Moscou?

—Il est vrai, monsieur, que c'est ma place en voyage; mais à la promenade, je dois monter dans la voiture. Je porte l'uniforme.»

Cet uniforme que j'ai décrit ailleurs, est l'habit d'un facteur de la poste.

«Je porte l'uniforme; monsieur, j'ai mon rang dans le tchinn; je ne suis pas un domestique; je suis serviteur de l'Empereur.

—Je m'occupe fort peu de ce que vous êtes; au surplus, je ne vous ai pas dit que vous êtes un domestique.

—J'en aurais l'air, si je m'asseyais à cette place quand monsieur se promène dans la ville. J'ai plusieurs années de service, et pour récompense de ma bonne conduite, on m'a fait espérer la noblesse: j'aspire à l'obtenir, car je suis ambitieux.»

Cette confusion de nos vieilles idées aristocratiques et de la nouvelle vanité insufflée par des despotes ombrageux à des peuples malades d'envie, m'épouvantait. J'avais sous les yeux un échantillon de la pire espèce d'émulation, de celle du parvenant qui veut se donner des airs de parvenu!

Après un instant de silence, je repris: «J'approuve votre fierté, si elle est fondée; mais étant peu au fait des usages de votre pays, je veux avant de vous permettre d'entrer dans ma voiture, soumettre votre réclamation à M. le gouverneur. Mon intention est de n'exiger de vous rien de plus que ce que vous me devez, d'après les ordres qu'on vous a donnés en vous envoyant auprès de moi; dans le doute, je vous dispense de votre service pour aujourd'hui: je sortirai sans vous.»

J'avais envie de rire du ton d'importance dont je parlais; mais je croyais cette dignité de comédie nécessaire à ma sûreté pendant le reste de mon voyage. Il n'y a pas de ridicule qui ne soit excusé par les conditions et les conséquences inévitables du despotisme.

Cet aspirant à la noblesse, si scrupuleux observateur de l'étiquette du grand chemin, me coûte, en dépit de son orgueil, trois cents francs de gages par mois; je le vis rougir en écoutant mes dernières paroles, et sans répliquer un mot, il descendit enfin de ma voiture où il était resté jusque-là fort insolemment cramponné; il rentra dans la maison en silence. Je ne manquerai pas de raconter au gouverneur le résumé du colloque que vous venez de lire.

L'emplacement de la foire est très-vaste, et j'habite fort loin du pont qui conduit à cette ville d'un mois. J'eus donc lieu de m'applaudir d'avoir pris des chevaux, car, par la chaleur qu'il fait, je me serais senti sans force avant même d'être arrivé à la foire, s'il avait fallu faire à pied ce trajet dans des rues poudreuses, le long d'un quai découvert et sur un pont où le soleil darde des rayons ardents pendant des jours qui sont encore environ de quinze heures, malgré la promptitude avec laquelle ils vont commencer à décroître dans la saison avancée où nous entrons.

Des hommes de tous les pays du monde, mais surtout des dernières extrémités de l'Orient, se donnent rendez-vous à cette foire; mais ces hommes sont plus singuliers de nom que d'aspect. Tous les Asiatiques se ressemblent, ou du moins on peut les partager en deux classes: les hommes à figure de singes: Calmoucks, Mongols, Baskirs, Chinois; les hommes à profil grec: Circassiens, Persans, Géorgiens, Indiens, etc., etc., etc.

La foire de Nijni se tient, comme je l'ai déjà dit, sur un immense triangle de terre sablonneuse et parfaitement plane qui forme pointe entre l'Oka, près d'arriver à son embouchure dans le Volga, et le large cours de ce fleuve. Cet espace est donc borné de chaque côté par l'une des deux rivières. Le sol où se déposent tant de richesses ne s'élève presque pas au-dessus de l'eau; aussi ne voit-on sur les rives de l'Oka et sur celles du Volga que des hangars, des baraques et des dépôts de marchandises, tandis que la ville foraine proprement dite est située assez avant dans les terres à la base du triangle formé par les deux fleuves; elle n'a de bornes que celles qu'on a voulu lui assigner du côté de la plaine aride qui s'étend à l'ouest et au nord-ouest vers Yaroslaf et Moscou. Cette ville marchande est un vaste assemblage de longues et larges rues tirées au cordeau; disposition qui nuit à l'effet pittoresque de l'ensemble: une douzaine de pavillons censés chinois, dominent les boutiques, mais leur style fantastique ne suffit pas pour corriger la tristesse et la monotonie de l'aspect général de la foire. C'est un bazar en carré long qui paraît solitaire, tant il est grand: on ne voit plus de foule dès qu'on a pénétré dans l'intérieur des lignes où sont rangées les boutiques, tandis que les abords de ces rues sont obstrués par des populations entières. La ville foraine est comme toutes les autres villes russes modernes, trop vaste pour sa population, et pourtant vous avez déjà vu que le taux moyen de cette population quotidienne était de deux cent mille âmes: il est vrai que, dans ce nombre immense d'étrangers, il faut comprendre tous ceux qui sont dispersés sur les fleuves dans les barques qui servent d'asile à toute une population amphibie; et dans les camps volants qui environnent la foire proprement dite. Les maisons des marchands reposent sur une ville souterraine, superbe cloaque voûté, immense labyrinthe où l'on se perdrait, si l'on y pénétrait sans un guide expérimenté. Chaque rue de la foire est doublée par une galerie supérieure qui la suit sous terre dans toute sa longueur et sert d'issue aux immondices. Ces égouts construits en pierre de taille sont nettoyés plusieurs fois par jour au moyen d'une multitude de pompes qui servent à tirer l'eau des rivières voisines. On pénètre dans ces galeries par de larges escaliers en belles pierres. Toute personne qui se disposerait à salir les rues du bazar est invitée poliment par les Cosaques chargés de la police de la foire, à descendre dans ces catacombes d'immondices. C'est un des ouvrages les plus imposants que j'aie vus en Russie. Il y a là des modèles à proposer aux faiseurs d'égouts de Paris. Tant de grandeur et de solidité rappelle Rome. Ces souterrains sont l'œuvre de l'Empereur Alexandre qui, à l'instar de ses prédécesseurs, prétendit vaincre la nature en établissant la foire sur un sol inondé pendant la moitié de l'année. Il a prodigué des millions pour remédier aux inconvénients du choix peu judicieux qu'il fit le jour où il ordonna que la foire de Makarief fût transportée à Nijni.