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L'Oka, près de son embouchure dans le Volga, est bien quatre fois large comme la Seine; ce fleuve sépare la ville permanente de la ville foraine, il est tellement couvert de bateaux que, pendant l'espace de plus d'une demi-lieue, l'eau disparaît sous les barques. Quarante mille hommes bivouaquent toutes les nuits et se nichent comme ils peuvent sur ces embarcations devenues les baraques d'un camp, mais d'un camp mobile. Ce peuple aquatique fait lit de toutes choses; un sac, une tonne, un banc, une planche, un fond de bateau, une caisse, une bûche, une pierre, un tas de voiles, tout est bon à des hommes qui ne se déshabillent point pour dormir; ils étendent leur pelisse de peau de mouton sur la couche qu'ils choisissent et ils s'y couchent comme sur un matelas. Cet amas de bateaux est un parquet volant. Du fond de la ville humide, le soir, on entend sortir des voix sourdes, des murmures humains qu'on prend pour le bouillonnement des flots; quelquefois des chants s'élèvent du milieu d'une île de barques qui paraissait inhabitée; car ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les navires où se produisent ces bruits, semblent vides au moins pendant le jour; leurs habitants n'y demeurent que pour dormir, et même alors ils s'enfuient dans les cales des bateaux et disparaissent sous l'eau comme les fourmis sous la terre. Des agglomérations de canots toutes semblables se forment sur le Volga aux approches de l'embouchure de l'Oka, et en remontant le cours de ce dernier fleuve au-dessus du pont de bateaux de Nijni on en voit d'autres encore qui s'étendent à des distances considérables. Enfin quelque part que l'œil se repose, il s'arrête sur des séries de barques dont plusieurs ont des formes et des couleurs singulières; toutes ont des mâts, c'est un marécage américain, et cette forêt submergée est peuplée d'hommes accourus là de tous les coins de la terre, vêtus d'habits aussi bizarres que leurs figures et leurs physionomies sont étranges. Voilà ce qui m'a le plus frappé dans cette foire immense; ces fleuves habités nous retracent les descriptions des villes de la Chine où les rivières sont changées en rues par les hommes qui vivent sur l'eau faute de terrain.

Certains paysans de cette partie de la Russie portent des chemises-blouses toutes blanches et ornées de broderies rouges: c'est un costume emprunté aux Tatares. On le voit briller de loin sous les rayons du soleil, et la nuit, le blanc du linge fait apparition dans les ténèbres; l'ensemble de toutes ces choses produit des tableaux fort extraordinaires, mais si vastes et si plats qu'au premier coup d'œil ils dépassent la force d'attention de mon esprit et trompent ma curiosité. Malgré tout ce qu'elle a de singulier et d'intéressant, la foire de Nijni n'est point pittoresque: c'est la différence d'un plan à un dessin; l'homme qui s'occupe d'économie politique, d'industrie, d'arithmétique, a plus affaire ici que le poëte ou que le peintre; il s'agit de la balance et des progrès commerciaux des deux principales parties du monde: rien de plus, rien de moins. D'un bout de la Russie à l'autre, je vois un gouvernement minutieux, hollandais, faisant hypocritement la guerre aux facultés primitives d'un peuple ingénieux, gai, poétique, oriental, et né pour les arts.

On trouve toutes les marchandises de la terre rassemblées dans les immenses rues de la foire, mais elles s'y perdent: la denrée la plus rare, ce sont les acheteurs; je n'ai encore rien vu dans ce pays sans m'écrier: «Il y a trop peu de monde ici pour un si vaste espace.» C'est le contraire des vieilles sociétés où le terrain manque à la civilisation. Les boutiques françaises et anglaises sont les plus élégantes de la foire et les plus recherchées; on se croit à Paris, à Londres: mais ce Bond-Street du Levant, ce palais royal des steppes n'est pas ce qui fait la richesse véritable du marché de Nijni; pour avoir une juste idée de l'importance de cette foire, il faut se souvenir de son origine, et du lieu où elle se tint d'abord. Avant Makarief c'était Kazan; on venait à Kazan des deux extrémités de l'ancien monde: l'Europe occidentale et la Chine se donnaient rendez-vous dans l'ancienne capitale de la Tartarie russe pour échanger leur produit. C'est encore ce qui arrive à Nijni; mais on n'aurait qu'une idée bien incomplète de ce marché où deux continents envoient leurs produits, si l'on ne s'éloignait des boutiques tirées au cordeau et des élégants pavillons soi-disant chinois qui ornent le moderne bazar d'Alexandre; il faut avant tout parcourir quelques-uns des divers camps dont la foire élégante est flanquée. L'équerre et le cordeau ne poursuivent pas le négoce jusque dans les faubourgs de la foire: ces faubourgs sont comme la basse-cour ou la ferme d'un château; quelque pompeuse, quelque magnifique que soit l'habitation principale, le désordre de la nature règne dans les dépendances.

Ce n'est pas un petit travail que de parcourir même rapidement ces dépôts extérieurs, car ils sont eux-mêmes grands comme des villes. Là règne un mouvement continuel et vraiment imposant: véritable chaos mercantile où l'on aperçoit des choses qu'il faut avoir vues de ses yeux, et entendu chiffrer par des hommes graves et dignes de foi pour y croire.

Commençons par la ville du thé; c'est un camp asiatique qui s'étend sur les rives des deux fleuves à la pointe de terre où s'opère leur réunion. Le thé vient de la Chine en Russie par Kiatka, qui est au fond de l'Asie; dans ce premier dépôt, on l'échange contre des marchandises: il est transporté de là en ballots qui ressemblent à de petites caisses en forme de dés d'environ deux pieds en tous sens: ces ballots carrés sont des châssis couverts de peaux dans lesquelles les acheteurs enfoncent des espèces d'éprouvettes pour connaître, en retirant leur sonde, la qualité de la marchandise. De Kiatka, le thé chemine par terre jusqu'à Tomsk; il est chargé là dans des barques et voyage sur plusieurs rivières dont l'Irtitch et le Tobol sont les principales; il arrive ainsi à Tourmine, de là on le transporte de nouveau par terre jusqu'à Perm en Sibérie, où il est embarqué sur la Kama qui le fait descendre jusqu'au Volga, d'où il remonte en bateaux vers Nijni: la Russie reçoit chaque année 75 à 80 mille caisses de thé, dont la moitié reste en Sibérie pour être transportée à Moscou pendant l'hiver par le traînage et dont l'autre moitié arrive à cette foire.

C'est le principal négociant de thé de la Russie qui m'a écrit l'itinéraire que vous venez de lire. Je ne réponds pas de l'orthographe ni de la géographie de ce richard; mais un millionnaire a toujours beaucoup de chances pour avoir raison, car il achète la science des autres.