On ne me répondit pas à ce mot, que j'aurais cru fort innocent, s'il n'eût paru séditieux à l'homme d'État allemand.
Ce grave et prudent personnage, tout contristé de mon excès d'audace, s'éloigna de moi aussitôt qu'il put le faire sans trop de franchise. Quelle excellente pâte d'homme! Il est certains Allemands qui sont nés sujets; ils étaient courtisans avant d'être hommes. Je ne puis m'empêcher de me moquer de leur obséquieuse politesse, tout en la préférant de beaucoup à la disposition contraire que je blâme chez les Français. Mais le ridicule aura toujours les premiers droits sur mon esprit, rieur en dépit de l'âge et de la réflexion. Au reste, une route, une vraie grande route ne tardera pas à être ouverte entre Lubeck et Schwerin.
La charmante baigneuse de Travemünde, que nous appelions la Monna Lise, est mariée; elle a trois enfants. J'ai été la voir dans son ménage, et ce n'est pas sans une tristesse mêlée de timidité que j'ai passé le seuil modeste de sa nouvelle demeure; elle m'attendait, et avec la coquetterie de cœur qui vous rappellera les gens du Nord, froids, mais attachés et sensibles, elle avait mis à son cou le foulard que je lui ai donné, il y a dix ans, jour pour jour, le 5 juillet 1829… Figurez-vous qu'à trente-quatre ans cette charmante créature a déjà la goutte!… On voit qu'elle a été belle!… voilà tout. La beauté non appréciée passe vite: elle est inutile. Lise a un mari affreusement laid, et trois enfants, dont un garçon de neuf ans, qui ne sera jamais beau. Ce jeune rustre, bien élevé à la manière du pays, est entré dans la chambre la tête baissée, le regard vague, errant, et pourtant courageux. On voyait qu'il aurait fui l'étranger par timidité, non par peur, si la crainte d'être réprimandé par sa mère ne l'eût arrêté. Il nage comme un poisson, et il s'ennuie dès qu'il n'est pas dans l'eau, ou au moins sur l'eau en bateau. La maison qu'ils habitent est à eux; ils paraissent à leur aise; mais que le cercle où tourne la vie d'une telle famille est étroit! En voyant ce père, cette mère et ces trois enfants, et en me rappelant ce qu'était Lise il y a dix ans, il me semblait que l'énigme de l'existence humaine s'offrait pour la première fois à ma pensée. Je ne pouvais respirer dans cette petite case, qui pourtant est propre et soignée: je suis sorti pour aller chercher un air libre. Je voyais là les heureux du pays, et je me répétais tout bas mon refrain: «Où il n'y a que le nécessaire il n'y a rien.» Heureuse l'âme qui demande le reste à la religion!… Mais la religion des protestants ne donne elle-même que le nécessaire.
Depuis que cette belle créature est liée au sort commun, elle vit sans peine, mais sans plaisir, ce qui me semble la plus grande des peines. Le mari ne va pas à la pêche pendant l'hiver. La femme a rougi en me faisant cet aveu, qui m'a causé un secret plaisir. Ce mari, si laid, n'est pas courageux; mais Lise a repris, comme pour répondre à ma pensée: «Mon fils ira bientôt.» Elle m'a montré, suspendue au fond de la chambre, une grosse pelisse de peau de mouton, doublée de sa laine, destinée au premier voyage de ce vigoureux enfant de la mer.
Je ne reverrai jamais, du moins je l'espère, la Monna Lise de
Travemünde.
Pourquoi faut-il que la vie réelle ressemble si peu à la vie de l'imagination? À quelle fin nous est-elle donc donnée, cette imagination… inutile? Que dis-je, inutile; nuisible? Mystère impénétrable et qui ne se dévoile qu'à l'espérance, encore par lueurs fugitives! L'homme est un forçat aveugle, châtié, non corrigé. On l'enchaîne pour un crime qu'il ignore; on lui inflige le supplice de la vie, c'est-à-dire de la mort; il vit et meurt dans les fers, sans pouvoir obtenir qu'on le juge, ni même qu'on lui dise de quoi il est accusé. Ah! quand on voit la nature si arbitraire, faut-il s'étonner du peu de justice des sociétés? Pour apercevoir l'équité ici-bas, il faut les yeux de la foi qui pénètrent au delà de ce monde. La justice n'habite pas dans l'empire du temps. Creusez dans la nature, vous arrivez bien vite à la fatalité. Une puissance qui se venge de ce qu'elle fait, est bornée; mais les bornes, qui les a posées? contre qui, et pourquoi? Plus le mystère est incompréhensible, plus le triomphe de la foi est grand et nécessaire!…
LETTRE CINQUIÈME.
Nuits polaires.—Influence du climat sur la pensée humaine.—Montesquieu et son système.—Je lis sans lumière à minuit.—Nouveauté de ce phénomène.—Récompense des fatigues du voyage—Paysages du Nord.—Accord des habitants avec le pays.—Aplatissement de la terre près du pôle.—On croit approcher du sommet des Alpes.—Côtes de Finlande.—Effets d'optique, rayons obliques du soleil.—Terreur poétique.—Mélancolie des peuples du Nord.—Conversation sur le bateau à vapeur.—Mal de mer dissipé par la mer.—Mon domestique.—Éloquence d'une femme de chambre citée par Grimm.—Arrivée du prince K*** sur le bateau à vapeur.—Son portrait, sa manière de faire connaissance.—Définition de la noblesse.—Différence qu'il y a entre les notions anglaises et nos idées sur ce sujet.—Le prince D***.—Son portrait.—Anecdote sur la noblesse anglaise.—L'Empereur Alexandre et son médecin en Angleterre.—L'Empereur ne comprend pas la noblesse à l'anglaise.—Ton de la société russe.—Le prince K*** défend contre moi le gouvernement de la parole.—Par quoi on mène les hommes.—Canning.—Napoléon.—L'action plus persuasive que la parole.—Entretien confidentiel.—Coup d'œil sur l'histoire de Russie.—Pourquoi les Russes sont ce qu'ils sont.—Héros de leurs temps fabuleux.—Ils n'ont rien de chevaleresque.—Ils ont payé tribut aux mahométans auxquels les occidentaux avaient fait la guerre.—Ce qu'est l'autocratie.—Les princes russes ont fait dans l'esclavage l'apprentissage de la tyrannie.—Le servage se égalisait en Russie quand on l'abolissait dans le reste de l'Europe.—Rapport qu'il y a entre mes opinions et celles du prince K***—La politique et la religion ne font qu'un en Russie.—Avenir de ce pays et du monde.—Paris détrôné par la piété de la génération qui s'avance.—Il aurait le sort de l'ancienne Grèce.—Récit que le prince et la princesse D*** nous font de leur séjour à Greiffenberg.—Cure par l'eau froide.—Le prince se fait arroser en notre présence.—Fanatisme du néophyte.—La princesse L***.—Le vaisseau de sa fille et le sien se croisent au milieu de la mer Baltique.—Bon goût des personnes du grand monde en Russie.—La France d'autrefois.—La faculté du respect, salutaire aux productions de l'esprit.—Portrait d'un voyageur français ex-lancier.—Littérature grivoise.—Pourquoi il amuse les dames russes.—Son genre de mauvais ton ne peut choquer des étrangers.—Plaisir de la traversée.—Société unique.—Chants russes, danses nationales.—Les deux Américains.—Le français des dames russes préférable à celui de beaucoup de polonaises.—Accident survenu à la machine du bateau à vapeur.—Diversité des caractères mise en relief.—Mot des deux princesses.—La fausse alerte.—La joie trahit la peur passée.—Histoire romanesque pour la lettre suivante.
Le 8 juillet 1839, écrite sans lumière à minuit, à bord du bateau à vapeur le Nicolas Ier, dans le golfe de Finlande.
Nous sommes à la fin du jour d'un mois qui commence, pour ces latitudes, vers le 8 juin, et qui décline vers le 4 juillet. Plus tard, les nuits reparaissent: elles sont d'abord très-courtes, mais déjà marquées; puis elles s'allongent insensiblement jusqu'à l'équinoxe de septembre. Elles croissent alors avec la même rapidité que les jours au printemps, et bientôt elles enveloppent de ténèbres le nord de la Russie, Pétersbourg, la Suède, Stockholm et tous les alentours du cercle polaire arctique. Pour les contrées renfermées dans ce cercle, l'année se partage en un jour et une nuit de six mois chacun, y compris deux crépuscules plus ou moins prolongés, selon que le lieu est plus ou moins éloigné du pôle. L'obscurité peu profonde de l'hiver dure autant qu'a duré le jour douteux et mélancolique de l'été.