Vous voyez que ce fameux thé de caravanes, si délicat parce qu'il vient par terre, dit-on, voyage presque toujours par eau; il est vrai que c'est de l'eau douce, et que les brouillards des rivières sont loin de produire les effets de la brume de mer… d'ailleurs quand je ne puis expliquer les faits, je me contente de les noter.
Quarante mille caisses de thé!… c'est bientôt dit; mais vous ne pouvez vous figurer comme c'est long à voir, même ne fît-on que passer devant les monceaux de ballots sans les compter. Cette année on en a vendu trente-cinq mille en trois jours. Je viens de contempler les hangars sous lesquels on les a déposées; un seul homme, mon négociant géographe, en a pris quatorze mille, moyennant dix millions de roubles d'argent (il n'y a plus de roubles de papier), payables une partie comptant, une partie dans un an.
C'est le taux du thé qui fixe le prix de toutes les marchandises de la foire; tant que ce taux n'est pas publié, les autres marchés ne se font qu'à condition.
Il y a une ville aussi vaste, mais moins élégante et moins parfumée que la ville du thé: c'est celle des chiffons. Heureusement qu'avant de porter les loques de toute la Russie à la foire, on les fait blanchir. Cette marchandise, nécessaire à la fabrication du papier, est devenue si précieuse que les douanes russes en défendent l'exportation avec une extrême sévérité.
Une autre ville m'a paru remarquable entre tous les bourgs annexés à cette foire: c'est celle des bois écorcés. À l'instar des faubourgs de Vienne ces villes secondaires sont plus considérables que la ville principale. Celle dont je vous parle sert d'abri aux bois apportés de la Sibérie, et destinés à faire des roues aux charrettes russes, et des colliers aux chevaux. C'est ce demi-cercle qu'on voit fixé d'une manière si originale et si pittoresque aux extrémités du brancard, et qui domine la tête de tous les limoniers russes; il est d'un seul morceau de bois ployé à la vapeur, les jantes de roue apprêtées par le même procédé sont aussi d'une seule pièce; les approvisionnements nécessaires pour fournir ces jantes et ces colliers à toute la Russie occidentale font ici des montagnes de bois pelé dont nos chantiers de Paris ne donnent pas même une idée.
Une autre ville, et c'est, je crois, la plus étendue et la plus curieuse de toutes, sert de dépôt aux fers de Sibérie. On marche pendant un quart de lieue sous des galeries où sont artistement rangées toutes les espèces de barres de fer connues, puis viennent des grilles, puis vient du fer travaillé; on voit des pyramides toutes bâties en instruments aratoires et en ustensiles de ménage. On voit des maisons pleines de vases de fonte; c'est une cité de métal; on peut évaluer là une des principales sources de la richesse de l'Empire. Cette richesse fait peur. Que de coupables ne faut-il pas pour exploiter de tels trésors! Si les criminels manquent, on en fait; on fait au moins des malheureux; dans ce monde souterrain d'où sort le fer, la politique du progrès succombe, le despotisme triomphe et l'État prospère!!… Une étude curieuse à faire, si on la permettait aux étrangers, ce serait celle du régime imposé aux mineurs de l'Oural; mais il faudrait voir par ses yeux et ne pas s'en rapporter à ce qui est écrit. Cette tâche serait aussi difficile à accomplir pour un Européen de l'Occident que l'est le voyage de la Mecque à un chrétien.
Toutes ces villes foraines, succursales de la ville principale, ne sont que l'extérieur de la foire; elles s'étendent sans plan autour du centre commun; en les comprenant toutes dans la même enceinte, leur circonférence serait celle d'une des grandes capitales de l'Europe. Une journée ne suffirait pas pour parcourir tous ces faubourgs provisoires qui sont autant de satellites de la foire proprement dite. Dans cet abîme de richesses, on ne peut tout voir; il faut donc choisir; d'ailleurs la chaleur étouffante des derniers jours caniculaires, la poussière, la foule, les mauvaises odeurs ôtent les forces au corps et l'activité à la pensée. Cependant j'ai vu comme on verrait à vingt ans, sous le rapport de l'exactitude, mais avec moins d'intérêt.
J'abrégerai mes descriptions: en Russie on se résigne à la monotonie: c'est une condition de la vie; mais c'est en France que vous me lirez, et je n'ai pas le droit d'espérer que vous preniez votre parti d'aussi bonne grâce que je prends ici le mien. Vous n'êtes pas obligé à la patience, comme si vous aviez fait mille lieues pour apprendre à pratiquer cette vertu des vaincus.
J'oubliais de noter une ville de laine de cachemire. En voyant ce vilain poil poudreux, ficelé par énormes ballots, je songeais aux belles épaules qu'il recouvrira un jour, aux magnifiques parures qu'il complétera, quand il sera changé en châles de Ternaux et autres.
J'ai vu aussi une ville de fourrure et une ville de potasse: c'est à dessein que je me sers de ce mot ville: lui seul peut vous dépeindre l'étendue des divers dépôts qui entourent cette foire et qui lui donnent un caractère de grandeur que n'aura jamais aucune autre foire.
Ce phénomène commercial ne pouvait se produire qu'en Russie: il fallait, pour créer une foire de Nijni, un extrême besoin de luxe chez des populations encore à demi barbares, vivant dans des contrées séparées les unes des autres par des distances incommensurables, sans moyens faciles ni prompts de communications; il fallait un pays où il résulte de l'intempérie des saisons que chaque localité se trouve isolée pendant une partie de l'année; la réunion de ces circonstances et de bien d'autres, sans doute, que je n'ai pu discerner, était nécessaire pour empêcher dans un empire déjà opulent le débit journalier dont le détail dispense les négociants des frais et des fatigues occasionnés par l'entassement annuel de toutes les richesses du sol et de l'industrie sur un seul point du pays à une époque fixe. On peut prédire le temps qui, je crois, n'est pas très-éloigné, où les progrès de la civilisation matérielle, en Russie, diminueront infiniment l'importance de la foire de Nijni. Aujourd'hui, je le répète, elle est la plus grande foire du monde.
Dans un faubourg séparé par un bras de l'Oka, se trouve un village persan dont les boutiques sont uniquement remplies de marchandises venant de Perse: parmi les plus remarquables de ces objets lointains j'ai surtout admiré des tapis qui m'ont paru magnifiques; des pièces de soie écrue et des termolama, espèce de cachemire de soie qui ne se fabrique, dit-on, qu'en Perse. Je ne serais pas surpris cependant si les Russes en faisaient chez eux pour vendre cette étoffe comme un produit étranger. Ceci est une pure supposition, et je ne pourrais la justifier par aucun fait.
Les figures persanes font peu d'effet en ce pays où la population indigène est elle-même asiatique et conserve les traces de son origine.
On m'a fait traverser une ville uniquement destinée à loger les poissons séchés et salés qui sont envoyés de la mer Caspienne pour les carêmes russes. Les Grecs dévots font une grande consommation de ces momies aquatiques. Quatre mois d'abstinence chez les Moscovites enrichissent les mahométans de la Perse et de la Tartarie. Cette ville des poissons est située au bord de l'eau; on voit les peaux de ces monstres divisées par moitié, les unes sont rangées à terre, les autres restent entassées dans la cale des vaisseaux qui les apportent: si l'on ne comptait pas ces corps morts par millions, on se croirait dans un cabinet d'histoire naturelle. On les appelle, je crois, sordacs. Ils exhalent même en plein air une odeur désagréable. Une autre ville est la ville des cuirs, objets de la plus haute importance à Nijni, parce qu'on en apporte là suffisamment pour fournir à la consommation de toute la Russie occidentale.