Выбрать главу

Rien n'est à bon marché à la foire de Nijni, si ce n'est ce que personne ne se soucie d'acheter. L'époque des grandes différences de prix, selon les diverses localités, est passée; on sait partout la valeur de toutes choses; les Tatares eux-mêmes qui viennent du centre de l'Asie à Nijni pour payer très-cher, parce qu'ils ne peuvent faire autrement, les objets de luxe envoyés de Paris et de Londres, y portent en échange des denrées dont ils connaissent parfaitement la valeur. Les marchands peuvent encore abuser de la situation où se trouvent les acheteurs, mais ils ne peuvent plus les tromper. Ils ne surfont pas, comme on dit en langage de boutique; ils rabattent encore moins; ils demandent imperturbablement trop cher; et leur probité consiste à ne se départir jamais de leurs prétentions les plus exagérées.

Je n'ai trouvé à Nijni aucune étoffe de soie de l'Asie, si n'est quelques rouleaux de vilain satin de la Chine, d'une couleur fausse, d'un tissu peu épais, et fripé comme une vieille soierie. J'en avais vu de plus beau en Hollande; et ces rouleaux se vendent ici plus cher que les plus belles étoffes de Lyon.

Sous le rapport financier, l'importance de cette foire croît tous les ans; mais l'intérêt qui s'attachait à la singularité des marchandises, à la figure étrange des hommes, diminue. En général la foire de Nijni trompe l'attente des curieux sous le rapport pittoresque et amusant; tout est morne et roide en Russie; les esprits mêmes y sont tirés au cordeau, excepté le jour où ils envoient tout promener. Dans ces moments, l'instinct de la liberté, si longtemps comprimé, fait explosion; alors les paysans mettent leur seigneur à la broche et le font rôtir à petit feu, ou le seigneur épouse une esclave; c'est la fin du monde; mais ces rares bouleversements produisent peu d'effet au loin, personne n'en parle; les distances et l'action de la police permettent que les faits isolés restent ignorés des masses; l'ordre ordinaire n'est pas troublé par des révoltes impuissantes; il repose sur une prudence, sur un silence universels, qui sont synonymes d'ennui et d'oppression.

Dans ma promenade aux boutiques de la foire proprement dite, j'ai vu des Boukares. Ce peuple habite un coin du Thibet, voisin de la Chine. Les marchands boukares viennent à Nijni vendre des pierres précieuses. Les turquoises que je leur ai achetées sont chères comme celles qu'on vend à Paris, encore n'est-on pas sûr qu'elles soient véritables; toutes les pierres de quelque valeur montent ici à des prix très-élevés. Ces hommes passent leur année dans le voyage, car il leur faut, disent-ils, plus de huit mois, rien que pour aller et venir. Ni leurs figures, ni leurs costumes ne m'ont paru très-remarquables. Je ne crois guère à l'authenticité des Chinois de Nijni; mais les Tatares, les Persans, les Kirguises et les Calmoucks suffisent à la curiosité.

À propos de Kirguises et de Calmoucks, ces barbares amènent ici, du fond de leurs steppes, des troupeaux de petits chevaux sauvages pour les vendre à la foire de Nijni. Ces animaux ont beaucoup de qualités physiques et morales, mais ils n'ont pas de figure; ils sont précieux pour la selle, et leur caractère les fait estimer. Pauvres bêtes! ils ont plus de cœur que bien des hommes; ils s'aiment les uns les autres avec une tendresse et une passion telles qu'ils sont inséparables. Tant qu'ils restent ensemble, ils oublient l'exil, l'esclavage; ils se croient toujours dans leur pays; pour en vendre un, il faut l'abattre et le traîner de force avec des cordes hors de l'enceinte où sont enfermés ses frères, qui, pendant cette exécution, ne cessent de tenter la fuite ou la révolte, de gémir et de hennir douloureusement en s'agitant dans leur parc. Jamais, que je sache, les chevaux de nos contrées n'ont donné de telles preuves de sensibilité. J'ai rarement été touché comme je le fus hier par le désespoir de ces malheureuses bêtes arrachées à la liberté du désert, et violemment séparées de ce qu'elles aiment; répondez-moi si vous le voulez par le joli vers de Gilbert:

Un papillon souffrant lui fait verser des larmes,

peu m'importent vos moqueries, je suis sûr que si vous étiez témoin de ces cruels marchés qui en rappellent de plus impies, vous partageriez mon attendrissement. Le crime, reconnu crime par les lois, a des juges en ce monde; mais la cruauté permise n'est punie que par la pitié des honnêtes gens pour les victimes et, je l'espère, par l'équité divine. C'est cette barbarie tolérée qui me fait regretter les bornes de mon éloquence; un Rousseau, même un Sterne, saurait bien vous faire pleurer sur le sort de mes pauvres chevaux kirguises, destinés à venir en Europe porter des hommes esclaves comme eux, mais de qui la condition ne mérite pas toujours autant de pitié que celle des bêtes quand elles sont privées de la liberté.

Vers le soir, l'aspect de la plaine devient imposant. L'horizon se voile légèrement sous la brume, qui plus tard retombe en rosée, et sous la poussière du sol de Nijni, espèce de petit sable brun, qui voilent le ciel d'une teinte rougeâtre: ces accidents de lumière ajoutent à l'effet du site dont la grandeur est imposante. Du sein des ombres sortent des lueurs fantastiques, une multitude de lampes s'allument dans les bivouacs dont la foire est environnée; tout parle, tout murmure; la forêt lointaine prend une voix, et du milieu même des fleuves habités, les bruits de la vie viennent encore frapper l'oreille attentive. Quelle imposante réunion d'hommes! Quelle confusion de langues, quels contrastes d'habitudes!… mais quelle uniformité de sentiments et d'idées!… Le but de ce rassemblement immense n'est pour chaque individu que de gagner un peu d'argent. Ailleurs, la gaîté des populations voile leur cupidité; ici, le commerce est à nu, et la stérile rapacité du marchand domine la frivolité du promeneur, l'abrutissement de l'esclave: rien n'est poétique: tout est lucratif. Je me trompe, la poésie de la crainte et de la douleur est au fond de tout en ce pays; mais quelle est la voix qui l'ose exprimer?…

Pourtant quelques tableaux pittoresques consolent l'imagination et récréent les regards.

Sur les chemins qui servent de communications aux divers campements des marchands dont la foire est entourée, sur les ponts, le long des grèves, aux abords des rivières, vous rencontrez d'immenses files d'équipages singuliers; ce sont des trains qui marchent à vide. Ces roues, réunies par un essieu, reviennent des dépôts où elles ont servi à transporter de longues pièces de bois de construction. Les troncs d'arbres en allant étaient portés sur quatre et quelque fois six roues, mais quand le train retourne au magasin, chaque essieu avec ses deux roues est séparé du reste et chemine ainsi, traîné par un cheval guidé par un homme. Ce cocher, en équilibre, debout sur l'essieu, se tient et mène son coursier à peine dressé avec une grâce sauvage, avec une dextérité que je n'ai vues qu'aux Russes. Ces Franconi bruts me retracent les cochers du cirque à Byzance; ils sont vêtus de la chemise grecque, espèce de tunique que je vous ai décrite ailleurs et qui ressemble en beau à nos blouses; c'est vraiment antique. En Russie on se reporte au Bas-Empire comme en Espagne on se rappelle l'Afrique, et en Italie, Rome ancienne et Athènes!… Les paysans russes sont, je crois, les seuls hommes que j'aie vus laisser tomber leur chemise par-dessus leur pantalon, de même que les paysannes russes sont les seules femmes de la terre qui serrent leur ceinture au-dessus de la gorge. Ceci est, il faut le répéter, l'usage le plus disgracieux du monde.