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La société réunie hier à dîner chez le gouverneur était un singulier composé d'éléments contraires: outre le jeune M***, dont je viens de vous faire le portrait, il y avait là un autre Français, un docteur R*** parti, m'a-t-on dit, sur un vaisseau de l'État pour l'expédition au pôle, débarqué, je ne sais pourquoi, en Laponie, et arrivé tout droit d'Archangel à Nijni, sans même avoir passé par Pétersbourg, voyage fatigant, inutile, et qu'un homme de fer seul pouvait supporter; aussi ce voyageur a-t-il une figure de bronze; on m'assure qu'il est un savant naturaliste; sa physionomie est remarquable, elle a quelque chose d'immobile et tout à la fois de mystérieux qui occupe l'imagination. Quant à sa conversation, je l'attends en France; en Russie il ne dit rien du tout. Les Russes sont plus habiles; ils disent toujours quelque chose, à la vérité le contraire de ce qu'on attend d'eux; mais c'est assez pour qu'on ne puisse remarquer leur silence; enfin il y avait encore à ce dîner une famille de jeunes élégants anglais du plus haut rang, et que je poursuis comme à la piste depuis mon arrivée en Russie, les rencontrant partout, ne pouvant les éviter, et cependant n'ayant jamais trouvé l'occasion de faire directement connaissance avec eux. Tout ce monde trouvait place à la table du gouverneur, sans compter quelques employés et diverses personnes du pays qui n'ouvraient la bouche que pour manger. Je n'ai pas besoin d'ajouter que la conversation générale était impossible dans un pareil cercle. Il fallait, pour tout divertissement, se contenter d'observer la bigarrure des noms, des physionomies et des nations. Dans la société russe, les femmes n'arrivent au naturel qu'à force de culture; leur langage est appris, c'est celui des livres; et pour perdre la pédanterie qu'ils inspirent, il faut une mûre expérience des hommes et des choses. La femme du gouverneur est restée trop provinciale, trop elle-même, trop russe, trop vraie enfin pour paraître simple comme les femmes de la cour; d'ailleurs elle a peu de facilité à parler français. Hier, dans son salon, son influence se bornait à recevoir ses hôtes avec des intentions de politesse les plus louables du monde; mais elle ne faisait rien pour les mettre à leur aise, ni pour établir entre eux des rapports faciles. Aussi fus-je très-content, au sortir de table, de pouvoir causer tête à tête dans un coin avec M***. Notre entretien tirait à sa fin, car tous les hôtes du gouverneur se disposaient à se retirer quand le jeune lord ***, qui connaissait mon compatriote, s'approche de lui d'un air cérémonieux, et lui demande de nous présenter l'un à l'autre. Cette avance flatteuse fut faite par lui avec la politesse de son pays, qui, sans être gracieuse, ou même parce qu'elle n'est pas gracieuse, n'est point dépourvue d'une sorte de noblesse qui tient à la réserve des sentiments, à la froideur des manières.

«Il y a longtemps, milord, lui dis-je, que je désirais trouver une occasion de faire connaissance avec vous, et je vous rends grâce de me l'avoir offerte. Nous sommes destinés, ce me semble, à nous rencontrer souvent cette année; j'espère à l'avenir profiter de la chance mieux que je n'ai pu le faire jusqu'à présent.

—J'ai bien du regret de vous quitter, répliqua l'Anglais; mais je pars à l'instant.—Nous nous reverrons à Moscou.—Non, je vais en Pologne; ma voiture est à la porte et je n'en descendrai qu'à Wilna.»

L'envie de rire me prit en voyant sur le visage de M*** qu'il pensait comme moi, qu'après avoir patienté trois mois, à la cour, à Péterhoff, à Moscou, partout enfin où nous nous voyions sans nous parler, le jeune lord aurait pu se dispenser d'imposer inutilement à trois personnes l'ennui d'une présentation d'étiquette sans profit pour lui ni pour nous. Il nous semblait que venant de dîner ensemble, s'il n'eût voulu que causer un quart d'heure, rien ne l'empêchait de se mêler à notre conversation. Cet Anglais scrupuleux et formaliste nous laissa stupéfaits de sa politesse tardive, gênante, superflue; en s'éloignant, il avait l'air également satisfait d'avoir fait connaissance avec moi, et de ne tirer aucun parti de cet AVANTAGE, si avantage il y avait.

Ce trait de gaucherie m'en rappelle un autre arrivé à une femme.

C'était à Londres. Une dame polonaise d'un esprit charmant a joué le premier rôle dans cette histoire qu'elle m'a contée elle-même. La grâce de sa conversation et la solide culture de son esprit la feraient rechercher dans le grand monde, quand elle ne serait pas appelée à y primer, malgré les malheurs de son pays et de sa famille. C'est bien à dessein que je dis malgré; car, quoi qu'en pensent ou qu'en disent les faiseurs de phrases, le malheur ne sert à rien dans la société, même dans la meilleure; au contraire, il y empêche beaucoup de choses. Il n'empêche pourtant pas la personne dont je parle de passer pour une des femmes les plus distinguées et les plus aimables de notre temps, à Londres comme à Paris. Invitée à un grand dîner de cérémonie, et placée entre le maître de la maison et un inconnu, elle s'ennuyait; elle s'ennuya longtemps; car, bien que la mode des dîners éternels commence à passer en Angleterre, ils y sont encore plus longs qu'ailleurs; la dame, prenant son mal en patience, cherchait à varier la conversation, et sitôt que le maître de la maison lui laissait un instant de répit, elle tournait la tête vers son voisin de droite; mais elle trouvait toujours visage de pierre; et, malgré sa facilité de grande dame et sa vivacité de femme d'esprit, tant d'immobilité la déconcertait. Le dîner se passa dans ce découragement; un morne sérieux s'ensuivit; la tristesse est pour les visages anglais ce que l'uniforme est pour les soldats. Le soir, quand tous les hommes furent de nouveau réunis aux femmes dans le salon, celle de qui je tiens cette histoire n'eut pas plutôt aperçu son voisin de gauche, l'homme de pierre du dîner, que celui-ci, avant de la regarder en face, s'en alla chercher à l'autre bout de la chambre le maître de la maison, pour le prier, d'un air solennel, de l'introduire auprès de l'aimable étrangère. Toutes les cérémonies requises, dûment accomplies, le voisin gauche prit enfin la parole, et tirant sa respiration du plus profond de sa poitrine, tout en s'inclinant respectueusement: «J'étais bien empressé, madame, lui dit-il, de faire votre connaissance.»

Cet empressement pensa causer à la dame un fou rire, dont elle triompha pourtant à force d'habitude du monde, et elle finit par trouver dans ce personnage cérémonieux un homme instruit, intéressant même, tant la forme est peu significative dans un pays où l'orgueil rend la plupart des hommes timides et réservés.

Ceci prouve à quel point la facilité des manières, la légèreté de la conversation, la véritable élégance, en un mot, qui consiste à mettre toute personne qu'on rencontre dans un salon aussi à son aise qu'on l'est soi-même, loin d'être une chose indifférente et frivole, comme le croient certaines gens qui ne jugent le monde que par ouï-dire, est utile et même nécessaire dans les rangs élevés de la société, où des rapports d'affaires ou de pur plaisir rapprochent à chaque instant des gens qui ne se sont jamais vus. S'il fallait toujours, pour faire connaissance avec les nouveaux visages, dépenser autant de patience qu'il nous en a fallu, à la dame polonaise et à moi, pour avoir le droit d'échanger une parole avec un Anglais, on y renoncerait… et souvent on perdrait de précieuses occasions de s'instruire ou de s'amuser.