Ce matin de bonne heure, le gouverneur, dont je n'ai pu lasser l'obligeance, est venu me prendre pour me mener voir les curiosités de la vieille ville. Il avait ses gens, ce qui m'a dispensé de mettre à une seconde épreuve la docilité de mon feldjæger, dont ce même gouverneur respecte les prétentions.
Il y a en Russie une classe de personnes qui répond à la bourgeoisie chez nous, moins la fermeté de caractère que donne une situation indépendante et moins l'expérience que donne la liberté de la pensée et la culture d'esprit: c'est la classe des employés subalternes ou de la seconde noblesse. Les idées de ces hommes sont en général tournées vers les innovations, tandis que leurs actes sont ce qu'il y a de plus despotique sous le despotisme; c'est cette classe qui gouverne l'Empire en dépit de l'Empereur; elle a la prétention d'illuminer le peuple; en attendant, elle divertit à ses dépens les grands et les petits. Ses ridicules sont devenus proverbiaux; quiconque a besoin de ces demi-seigneurs nouvellement élevés par leur charge et par leur rang dans le tchinn, aux honneurs de la propriété territoriale, se dédommage de leur morgue par des moqueries sanglantes. Ces hommes montés de classe en classe, et parvenus enfin, moyennant quelque croix ou quelque emploi, à celle où l'on peut posséder des terres et des hommes, exercent leurs droits de suzeraineté avec une rigueur qui les rend l'objet de l'exécration de leurs malheureux paysans. Singulier phénomène social! c'est l'élément libéral ou mobile introduit dans le système du gouvernement despotique qui rend ici ce gouvernement intolérable! «S'il n'y avait que d'anciens seigneurs, disent les paysans, nous ne nous plaindrions pas de notre condition…» Ces hommes nouveaux si haïs du petit nombre de leurs serfs, sont aussi les maîtres du maître suprême, car ils forcent la main à l'Empereur dans une foule d'occasions; ce sont eux qui préparent une révolution à la Russie par deux voies, la voie directe à cause de leurs idées, la voie indirecte à cause de la haine et du mépris qu'ils excitent dans le peuple pour une aristocratie au niveau de laquelle de tels hommes peuvent parvenir. Une domination de subalternes, une tyrannie républicaine sous la tyrannie autocratique: quelle combinaison de maux!!…
Voilà les ennemis que se sont créés bénévolement les Empereurs de Russie par leur défiance envers leur ancienne noblesse; une aristocratie avouée, enracinée depuis longtemps dans le pays, mais mitigée par le progrès des mœurs et l'adoucissement des coutumes, n'eût-elle pas été un moyen de civilisation préférable à l'hypocrite obéissance, à l'influence dissolvante d'une armée de commis, la plupart d'origine étrangère et tous plus ou moins imbus dans le fond du cœur d'idées révolutionnaires, tous aussi insolents dans le secret de leur pensée qu'obséquieux dans leurs attitudes et dans leurs paroles?
Mon courrier ne voulant plus faire son métier, parce qu'il pressent les prérogatives de la noblesse à laquelle il aspire, est le type profondément comique de cette espèce d'hommes.
Je voudrais vous peindre cette taille fluette, ces habits soignés, non comme moyen d'avoir la meilleure mine possible, mais comme signe dénotant l'homme parvenu à un rang respectable; cette physionomie fine, impitoyable, sèche, et basse, en attendant qu'elle puisse devenir arrogante; enfin, ce type d'un sot, dans un pays où la sottise n'est point innocente comme elle l'est chez nous, car en Russie la sottise est assurée de faire son chemin pour peu qu'elle appelle à son aide la servilité; mais ce personnage échappe aux paroles comme la couleuvre à la vue… Cet homme me fait peur à l'égal d'un monstre; c'est le produit des deux forces politiques les plus opposées en apparence, quoiqu'elles aient beaucoup d'affinité, et les plus détestables quand elles sont combinées: le despotisme et la révolution!!… Je ne puis le regarder et contempler son œil d'un bleu trouble, bordé de cils blonds, presque blancs, son teint qui serait délicat s'il n'était bronzé par les rayons du soleil et bruni par les bouillonnements intérieurs d'une colère toujours refoulée; je ne puis voir ces lèvres pâles et minces, écouter cette parole doucereuse, mais saccadée, et dont l'intonation dit précisément le contraire de la phrase, sans penser que c'est un espion protecteur qu'on m'a donné là, et que cet espion est respecté du gouverneur de Nijni lui-même; à cette idée je suis tenté de prendre des chevaux de poste et de fuir la Russie pour ne m'arrêter qu'au delà de la frontière.
Le puissant gouverneur de Nijni n'ose forcer cet ambitieux courrier à monter sur le siége de ma voiture, et sur la plainte que j'ai portée à ce personnage qui représente l'autorité suprême, il m'a engagé à patienter!!… Où est donc la force dans un pays ainsi fait?
Minine, le libérateur de la Russie, ce paysan héroïque dont la mémoire est devenue célèbre surtout depuis l'invasion des Français, est enterré à Nijni. On voit son tombeau dans la cathédrale parmi ceux des grands-ducs de Nijni.
C'est de Nijni que partit le cri de la délivrance au temps de l'occupation de l'Empire par les Polonais.
Minine, simple serf, alla trouver Pojarski, noble Russe; les discours du paysan respiraient l'enthousiasme et l'espérance. Pojarski, électrisé par l'éloquence saintement rude de Minine, réunit quelques hommes; le courage de ces grands cœurs en gagna d'autres, on marcha sur Moscou, et la Russie fut délivrée.
Depuis la retraite des Polonais, le drapeau de Pojarski et de Minine fut toujours un objet de grande vénération chez les Russes; des paysans habitants d'un village entre Yaroslaf et Nijni le conservaient comme une relique nationale. Mais lors de la guerre de 1812, on sentit le besoin d'enthousiasmer les soldats; il fallut ranimer les souvenirs historiques, surtout celui de Minine, et l'on pria le gardien de son drapeau de prêter ce palladium aux nouveaux libérateurs de la patrie, et de le faire porter à la tête de l'armée. Les anciens dépositaires de ce trésor national ne consentirent à s'en séparer que par dévouement à leur pays, et sur la parole solennellement jurée de leur rendre la bannière après la victoire, alors qu'elle serait encore illustrée par de nouveaux triomphes. Ainsi le drapeau de Minine poursuivit notre armée dans sa retraite; mais plus tard, reporté à Moscou, il ne fut pas rendu à ses légitimes possesseurs; on le déposa dans le trésor du Kremlin au mépris des promesses les plus solennelles; toutefois, pour satisfaire aux justes réclamations des paysans spoliés, on leur envoya une copie de leur miraculeuse enseigne; copie, ajouta-t-on par une condescendance dérisoire, exactement semblable à l'original.
Telles sont les leçons de morale et de bonne foi données au peuple russe par son gouvernement. À la vérité, le même gouvernement ne se conduirait pas de la même façon ailleurs; en fait de fourberie, on sait à qui l'on s'adresse; il y a ici parfaite analogie entre le trompeur et le trompé: la force seule établit entre eux une différence.
C'est peu! vous allez voir qu'en ce pays la vérité historique n'est pas plus respectée que ne l'est la religion du serment; l'authenticité des pierres est aussi impossible à établir ici que l'autorité des paroles ou des écrits. À chaque nouveau règne, les édifices sont repétris comme de la pâte au gré du souverain; et grâce à l'absurde manie qu'on décore du beau titre de mouvement progressif de la civilisation, nul édifice ne demeure à la place où l'a mis le fondateur; les tombeaux eux-mêmes ne sont pas à l'abri de la tempête du caprice Impérial. Les morts en Russie sont assujettis eux-mêmes aux fantaisies de l'homme qui régit les vivants, et secoue jusqu'à la cendre des tombeaux, comme l'orage balaye un flot de poussière. L'Empereur Nicolas, qui aujourd'hui tranche de l'architecte à Moscou pour y refaire le Kremlin, n'en est pas à son coup d'essai en ce genre; Nijni l'a déjà vu à l'œuvre.