Ce matin, en entrant dans la cathédrale, je me sentis ému en voyant l'air de vétusté de cet édifice; puisqu'il contient le tombeau de Minine, il a du moins été respecté depuis plus de deux cents ans, pensais-je; et cette assurance m'en faisait trouver l'aspect plus auguste.
Le gouverneur me fit approcher de la sépulture du héros; sa tombe est confondue avec les monuments des anciens souverains de Nijni, et, lorsque l'Empereur Nicolas est venu la visiter, il a voulu descendre patriotiquement dans le caveau même où le corps est déposé.
«Voilà une des plus belles et des plus intéressantes églises que j'aie visitées dans votre pays, dis-je au gouverneur.
—C'est moi qui l'ai bâtie, me répondit M. Boutourline.
—Comment? que voulez-vous dire? vous l'avez restaurée, sans doute?
—Non pas; l'ancienne église tombait en ruines: l'Empereur a mieux aimé la faire reconstruire en entier que de la réparer; il n'y a pas deux ans qu'elle était à cinquante pas plus loin et formait une saillie qui nuisait à la régularité de l'intérieur de notre Kremlin.
—Mais le corps et les os de Minine? m'écriai-je.
—On les déterra, avec ceux des grands-ducs qu'ils ont suivis; tous sont maintenant dans le nouveau sépulcre dont vous voyez la pierre.»
Je n'aurais pu répliquer sans faire révolution dans l'esprit d'un gouverneur de province aussi scrupuleusement attaché aux devoirs de sa charge que l'est celui de Nijni; je l'ai suivi en silence vers le petit obélisque de la place et vers les immenses remparts du Kremlin de Nijni.
Vous venez de voir comment on entend ici la vénération pour les morts, le respect pour les monuments historiques et le culte des beaux-arts. Cependant l'Empereur, qui sait que les choses antiques sont vénérables, veut qu'une église faite d'hier reste honorée comme vieille; or comment s'y prend-il? il dit qu'elle est vieille, et elle le devient; ce pouvoir tranche du divin. La nouvelle église de Minine à Nijni est l'ancienne, et si vous doutez de cette vérité, vous êtes un séditieux.
Le seul art où les Russes excellent est l'art d'imiter l'architecture et la peinture de Byzance; ils font du vieux mieux qu'aucun peuple moderne, voilà pourquoi ils n'en ont pas.
C'est toujours, c'est partout le même système, celui de Pierre-le-Grand, perpétué par ses successeurs, qui ne sont que ses disciples. Cet homme de fer a cru et prouvé qu'on pouvait substituer la volonté d'un Czar de Moscovie aux lois de la nature, aux règles de l'art, à la vérité, à l'histoire, à l'humanité, aux liens du sang, à la religion, à tout. Si les Russes vénèrent encore aujourd'hui un homme si peu humain, c'est qu'ils ont plus de vanité que de jugement. «Voyez, disent-ils, ce qu'était la Russie en Europe avant l'avènement de ce grand prince, et ce qu'elle est devenue depuis son règne: voilà ce qu'un souverain de génie peut faire»… Fausse manière d'apprécier la gloire d'une nation. Cette influence orgueilleuse exercée chez les étrangers, c'est du matérialisme politique. Je vois, parmi les pays les plus civilisés du monde, des États qui n'ont de pouvoir que sur leurs propres sujets, lesquels sont même en petit nombre; ces États-là comptent pour rien dans la politique universelle; ce n'est ni par l'orgueil de la conquête, ni par la tyrannie politique exercée chez les étrangers que leurs gouvernements acquièrent des droits à la reconnaissance universelle; c'est par de bons exemples, par des lois sages, par une administration éclairée, bienfaisante. Avec de tels avantages, un petit peuple peut devenir, non le conquérant, non l'oppresseur, mais le flambeau du monde, ce qui est cent fois préférable.
Je ne puis assez m'affliger de voir combien ces idées si simples, mais si sages, sont encore loin des meilleurs et des plus beaux esprits, non-seulement de la Russie, mais de tous les pays, et surtout du pays de France. Chez nous la fascination de la guerre et de la conquête dure toujours, en dépit des leçons du Dieu du ciel, et de celles de l'intérêt, le dieu de la terre. Cependant j'espère, parce que, malgré les écarts de nos philosophes, malgré l'égoïsme de notre langage, et malgré notre habitude de nous calomnier nous-mêmes, nous sommes une nation essentiellement religieuse… Certes, ceci n'est pas un paradoxe; nous nous dévouons aux idées avec plus de générosité qu'aucun peuple du monde; et les idées ne sont-elles pas les idoles des populations chrétiennes?
Malheureusement nous manquons de discernement et d'indépendance dans nos choix; nous ne distinguons pas entre l'idole de la veille, devenue méprisable aujourd'hui, et celle qui mérite tous nos sacrifices. J'espère vivre assez longtemps pour voir briser chez nous cette sanglante idole de la guerre, la force brutale. On est toujours une nation assez puissante, on a toujours un assez grand territoire, lorsqu'on a le courage de vivre et de mourir pour la vérité, lorsqu'on poursuit l'erreur à outrance, lorsqu'on verse son sang pour détruire le mensonge et l'injustice, et qu'on jouit à juste titre du renom de tant et de si hautes vertus! Athènes était un point sur la terre: ce point est devenu le soleil de la civilisation antique; et tandis qu'il brillait de tout son éclat, combien de nations, puissantes par leur nombre et par l'étendue de leur territoire, vivaient, guerroyaient conquéraient et mouraient, épuisées, inutiles et obscures!! le fumier des générations humaines n'est bon que lorsqu'il engraisse un terrain cultivé par la civilisation. Où en serait l'Allemagne dans le système arriéré de la politique conquérante? Pourtant, malgré ses divisions, malgré la faiblesse matérielle des petits États qui la composent, l'Allemagne avec ses poëtes, ses penseurs, ses érudits, ses souverainetés diverses, ses républiques et ses princes, non rivaux en puissance, mais émules en culture d'esprit, en élévation de sentiments, en sagacité de pensée, est au moins au niveau de la civilisation des pays les plus avancés du monde.
Ce n'est pas à regarder au dehors avec convoitise que les peuples acquièrent des droits à la reconnaissance du genre humain, c'est en tournant leurs forces sur eux-mêmes et en devenant tout ce qu'ils peuvent devenir sous le double rapport de la civilisation spirituelle et de la civilisation matérielle. Ce genre de mérite est aussi supérieur à la propagande de l'épée que la vertu est préférable à la gloire…
Cette expression surannée: puissance du premier ordre, appliquée à la politique, fera longtemps encore le malheur du monde. L'amour-propre est ce qu'il y a de plus routinier dans l'homme; aussi le Dieu qui a fondé sa doctrine sur l'humilité est-il le seul Dieu véritable, considéré même du point de vue d'une saine politique, car seul il a connu la route du progrès indéfini, progrès tout spirituel, c'est-à-dire tout intérieur; pourtant, voilà dix-huit cents ans que le monde doute de sa parole; mais toute contestée, toute discutée qu'est cette parole, elle le fait vivre; que ferait-elle donc pour ce monde ingrat si elle était universellement reçue avec foi? La morale de l'Évangile appliquée à la politique des nations, tel est le problème de l'avenir! L'Europe, avec ses vieilles nations profondément civilisées, est le sanctuaire d'où la lumière religieuse se répandra sur l'univers.
Les murs épais du Kremlin de Nijni serpentent sur une côte bien autrement élevée et bien plus âpre que la colline de Moscou. Les remparts en gradins, les créneaux, les rampes, les voûtes de cette forteresse produisent des points de vue pittoresques; mais, malgré la beauté du site, on serait trompé si l'on s'attendait ici à éprouver le saisissement que produit le Kremlin de Moscou, religieuse forteresse, dont l'aspect seul vaut une histoire; là l'histoire est écrite en morceaux de rochers. Le Kremlin de Moscou est une chose unique en Russie et dans le monde.