Les scènes de désordre se multiplient dans les campagnes: chaque jour on entend parler de quelque forfait nouveau; mais quand on apprend le crime, il est déjà ancien, ce qui en atténue l'impression; et de tant de forfaits isolés, il ne résulte pas que le repos du pays soit profondément troublé. Je vous ai dit ailleurs que la tranquillité se maintient chez ce peuple par la lenteur et la difficulté des communications, et par l'action secrète et avouée du gouvernement, lequel perpétue le mal par amour de l'ordre établi. J'ajoute à ces motifs de sécurité l'aveugle obéissance des troupes; cette soumission tient surtout à l'ignorance complète des gens de la campagne. Mais, singulière conjoncture!… ce remède est en même temps la première cause du maclass="underline" on ne voit donc pas comment la nation sortira du cercle vicieux où l'ont engagée les circonstances. Jusqu'à présent le mal et le bien, la perte et le salut lui viennent de la même source: de l'isolement et de l'ignorance qui se favorisent, se reproduisent et se perpétuent réciproquement.
Vous ne sauriez vous figurer la manière dont un seigneur prenant possession du domaine qu'il vient d'acquérir, est reçu par ses nouveaux paysans: c'est une servilité qui doit paraître incroyable aux habitants de nos contrées: hommes, femmes, enfants, tous tombent à genoux devant leur nouveau maître, tous baisent les mains, quelquefois les pieds du propriétaire; ô misère!… ô profanation de la foi!… ceux qui sont en âge de faillir confessent volontairement leurs péchés à ce maître, qui, pour eux est l'image, est l'envoyé de Dieu sur la terre et qui représente à lui seul, et le roi du ciel et l'Empereur! Un tel fanatisme dans le servage doit finir par faire illusion, même à celui qui en est l'objet, surtout s'il est parvenu depuis peu au rang qu'il occupe: ce changement de fortune l'éblouit au point de lui persuader qu'il n'est pas de la même espèce que ces hommes abattus devant lui, que ces hommes auxquels il se trouve soudain avoir droit de commander. Ce n'est point un paradoxe que je mets en avant quand je soutiens que l'aristocratie de la naissance pourrait seule adoucir la condition des serfs en Russie, et les disposer à profiter de l'affranchissement, par des transitions douces et insensibles. Leur asservissement actuel leur devient insupportable à l'égard des nouveaux riches. Les anciens naissent au-dessus d'eux, c'est dur: mais ils naissent chez eux, avec eux, c'est une consolation; et puis, l'habitude de l'autorité est naturelle aux uns comme celle de l'esclavage l'est aux autres, et l'habitude atténue tout: elle adoucit l'injustice chez les forts, elle allége le joug chez les faibles: voilà pourquoi la mobilité des fortunes et des conditions produit des résultats monstrueux dans un pays soumis au régime du servage; toutefois c'est cette mobilité qui fait la durée de l'ordre de choses actuel en Russie parce qu'elle lui concilie une foule d'hommes qui savent en tirer parti: second exemple du remède puisé à la source du mal. Terrible cercle dans lequel tournent toutes les populations de ce vaste Empire!!… Un tel état social est un inextricable filet dont chaque maille devient un nœud qui se resserre par les efforts tentés pour le délier. Ce seigneur, ce Dieu nouveau, à quel titre l'adore-t-on? on l'adore parce qu'il a eu assez d'argent, qu'il a su intriguer assez habilement pour pouvoir acheter la glèbe où sont attachés tous ces hommes prosternés à ses pieds. Le parvenu me paraît un monstre dans un pays où la vie du pauvre dépend du riche, et où l'homme est la fortune de l'homme; le mouvement industriel et l'immobilité du servage combinés dans la même société, y produisent des résultats révoltants; mais le despote aime le parvenu: c'est sa créature!… Vous figurez-vous ici la condition d'un nouveau seigneur? hier son esclave était son pareil; son industrie plus ou moins honnête, ses flatteries plus ou moins basses, plus ou moins habiles, l'ont mis en état d'acheter un certain nombre de ses camarades qui sont aujourd'hui ses serfs. Devenir la bête de somme de son égal, c'est un mal intolérable. Voilà pourtant le résultat que peut amener chez un peuple l'alliance impie de coutumes arbitraires et d'institutions libérales, ou pour parler plus juste instables; ailleurs, l'homme qui fait fortune ne se fait pas baiser les pieds par les rivaux qu'il a vaincus. L'incohérence la plus choquante est devenue la base de la constitution russe.
Remarquez en passant une confusion singulière produite dans l'esprit du peuple russe, par le régime auquel il est soumis. Sous ce régime, l'homme se trouve lié à la terre d'une manière intime puisqu'on le vend avec elle; or, au lieu de reconnaître que c'est lui qui est fixe et la terre qui est mobile; en un mot, au lieu de savoir et d'avouer qu'il appartient à cette terre au moyen de laquelle d'autres hommes disposent de lui despotiquement, il s'imagine que c'est la terre qui lui appartient. À la vérité, l'erreur de son jugement se réduit à une véritable illusion d'optique; car tout possesseur qu'il croit être du sol, il ne comprend pas qu'on puisse vendre la terre sans vendre les hommes qui l'habitent. Ainsi quand il change de maître, il ne se dit pas qu'on a vendu le sol au nouveau propriétaire; il se figure que c'est sa personne qui a été vendue d'abord, et puis il pense qu'on a livré par-dessus le marché sa terre, la terre qui l'a vu naître, qu'il cultive pour se nourrir. Donnez donc la liberté à des hommes qui par leur intelligence des lois sociales sont à peu près au niveau des arbres et des plantes!…
M. Guibal (toutes les fois que je suis autorisé à citer un nom, j'use de la permission), M. Guibal, fils d'un maître d'école, fut exilé sans motif, du moins sans explication, et sans qu'il pût deviner ce dont on l'accusait, dans un village de Sibérie, aux environs d'Orenbourg. Une chanson qu'il compose pour tromper son ennui, est recueillie d'abord par un inspecteur; mise sous les yeux du gouverneur, elle attire l'attention de ce personnage auguste; celui-ci envoie son aide-de-camp près de l'exilé, afin de s'informer de son affaire, de sa position, de sa conduite, et de juger s'il peut être employé à quelque chose. Le malheureux parvient à inspirer de l'intérêt à l'aide-de-camp, qui, à son retour dans la ville, fait un rapport très-favorable sur le compte de Guibal. Aussitôt celui-ci est rappelé; il n'a jamais pu savoir la vraie cause de son malheur; peut-être était-ce une première chanson.
Telles sont les circonstances d'où peut dépendre le sort d'un homme en
Russie!!…
Voici une histoire d'un genre différent.
Dans les terres du prince ***, au delà de Nijni, une paysanne se fait passer pour sorcière: bientôt sa réputation s'étend au loin. On raconte des prodiges opérés par cette femme, mais son mari se plaint; le ménage est négligé, le travail abandonné. L'intendant confirme dans son rapport l'accusation intentée contre la paysanne sorcière.
Le prince fait un voyage dans ses domaines: à peine arrivé chez lui, ce qui le préoccupe avant tout, c'est la fameuse démoniaque. Le pope lui dit que l'état de cette femme empire tous les jours, qu'elle ne parle plus et qu'il a résolu de l'exorciser. La cérémonie a lieu, mais sans résultat, en présence du seigneur; celui-ci, décidé à savoir le fond de cette singulière affaire, a recours au remède russe par excellence: il condamne la folle aux verges. Ce traitement ne manque pas son effet.