On ne doit être surpris de rien en fait d'insensibilité, ou ce qui est synonyme, de sensiblerie de la part d'un peuple qui étudie l'élégance aussi minutieusement qu'on s'instruit dans l'art de la guerre ou du gouvernement. Voici un exemple de ce grave intérêt que les Russes mettent aux choses les plus puériles, dès qu'elles les touchent personnellement.
Un descendant des anciens boyards, riche et âgé, habitait la campagne aux environs de Moscou. Un détachement de hussards avec ses officiers était logé dans sa maison. C'était le temps de Pâques. Les Russes célèbrent cette fête avec une solennité particulière. Toutes les personnes d'une même famille, et leurs amis et leurs voisins, se réunissent pour assister à la messe, que ce jour-là ou dit à minuit précis.
Le châtelain dont je vous parle étant la personne la plus considérable du pays, attendait une grande affluence de monde pour la nuit de Pâques, d'autant plus qu'il avait fait restaurer cette année-là son église paroissiale avec beaucoup de luxe.
Deux ou trois jours avant la fête, il est réveillé par un train de chevaux et de voitures passant sur une jetée voisine de son habitation. Ce château, selon l'usage le plus ordinaire, est situé tout au bord d'un petit étang; l'église du village s'élève du côté opposé, tout au bout de la jetée qui sert de route pour aller du château à la paroisse.
Étonné d'entendre un bruit inusité au milieu de la nuit, le maître de la maison se lève, court à sa fenêtre, et là, quel est son étonnement lorsqu'il aperçoit, à la lueur d'une quantité de torches, une belle calèche attelée de quatre chevaux et suivie de deux piqueurs.
Il reconnaît cet équipage tout neuf, ainsi que l'homme auquel il appartient: c'était un des officiers de hussards logés dans sa maison, grave étourdi, tout nouvellement enrichi par un héritage; cet écervelé venait d'acheter des chevaux et une voiture qu'il avait fait amener au château. Le vieux seigneur le voyant se pavaner dans sa calèche ouverte, tout seul, la nuit, au milieu d'une campagne déserte et silencieuse, le croit devenu fou; il suit des yeux l'élégant équipage et le groupe de gens qui l'entourent; il les voit se diriger en bon ordre vers l'église et s'arrêter devant le porche; là le maître descend gravement de voiture aidé de ses valets qui se précipitent à la portière pour donner le bras au jeune officier, quoique celui-ci plus leste que ses gens et aussi jeune, parût bien capable de se passer de leur assistance.
À peine eut-il touché terre qu'il remonta lentement, et majestueusement en voiture, fit encore un tour sur la jetée, revint à l'église et recommença, lui et son monde, la même cérémonie que la première fois. Ce jeu se renouvela jusqu'à l'aube du jour. À la dernière répétition, l'officier donne l'ordre de rentrer au château sans bruit et au pas. Quelques instants plus tard, tout le monde était recouché.
Le lendemain, le maître de la maison n'a rien de plus pressé que de questionner son hôte le capitaine de hussards, pour savoir ce que signifiaient sa promenade nocturne et les évolutions de ses gens autour de sa voiture et de sa personne. «Rien du tout, reprit l'officier sans trahir le plus léger embarras; mes valets sont novices, vous aurez beaucoup de monde le jour de Pâques, on afflue ici de tous les environs et même de très-loin; j'ai voulu seulement faire la répétition de mon entrée à l'église.»
Il me reste, à moi, à vous faire le récit de ma sortie de Nijni; vous verrez qu'elle fut moins brillante que la promenade nocturne du capitaine de hussards.
Le soir du jour où j'avais assisté avec le gouverneur au spectacle russe, dans un théâtre entièrement vide, je rencontrai, en sortant du théâtre, un homme de ma connaissance, qui me mena au café des bohémiennes, situé dans la partie la plus animée de la ville foraine; il était près de minuit, cette maison était encore pleine de monde, de bruit et de lumières. Les femmes me semblèrent charmantes; leur costume, quoiqu'en apparence le même que celui des autres femmes russes, prend un caractère étrange porté par elles; elles ont de la magie dans le regard, dans les traits, et leurs attitudes sont gracieuses quoique souvent imposantes. En un mot, elles ont du style comme les sibylles de Michel-Ange.
Leur chant est à peu près le même que celui des bohémiens de Moscou, mais il m'a paru plus expressif encore, plus fort et plus varié. On m'assure qu'elles ont de la fierté dans l'âme; elles sont passionnées, mais elles ne sont ni légères ni vénales, et elles repoussent souvent avec dédain, dit-on, des offres avantageuses.
Plus je vis, plus je m'étonne de ce qui reste de vertu aux gens qui n'en ont pas. Les personnes le plus décriées à cause de leur état, sont souvent comme les nations qu'on dit dégradées par leurs gouvernements, pleines de grandes qualités méconnues, tandis qu'au contraire on est désagréablement surpris en découvrant les faiblesses des gens fameux et le puéril caractère des peuples soi-disant bien gouvernés. Les conditions des vertus humaines sont presque toujours des mystères impénétrables à la pensée des hommes.
L'idée de réhabilitation que je ne fais ici qu'indiquer, a été mise dans tout son jour et défendue avec l'éclat d'un talent puissant par l'un des esprits les plus hardis de notre époque et de toutes les époques. Il semble que Victor Hugo ait voulu consacrer son théâtre à révéler au monda ce qui reste d'humain, c'est-à-dire de divin, dans l'âme des créatures de Dieu le plus réprouvées par la société; ce but est plus que moral, il est religieux. Étendre la sphère de la pitié, c'est faire une œuvre pie; la foule est souvent cruelle par légèreté, par habitude, par principe; plus souvent elle l'est par mégarde; guérir ces plaies des cœurs méconnus, si cela est possible, sans en faire de plus profondes à d'autres cœurs dignes aussi de compassion: c'est s'associer aux desseins de la Providence, c'est agrandir le royaume de Dieu.
La nuit était avancée quand nous sortîmes du café des bohémiens; un nuage orageux qui venait de crever sur la plaine avait subitement changé la température. De grandes flaques d'eau inondaient les larges et longues rues de la foire déserte, et nos chevaux traversant, sans ralentir leur train, ces espèces de mares creusées dans la terre détrempée, nous éclaboussaient au fond de ma calèche ouverte; des nuées noires annonçaient de nouvelles averses pour le reste de la nuit, tandis que des rafales intermittentes nous envoyaient par bouffées au visage l'eau qui débordait des gouttières. «Voilà l'été passé, me dit mon cicerone.—Je ne le sens que trop,» lui répondis-je. J'avais froid comme en hiver. J'étais sans manteau; le matin on étouffait, on gelait quand je rentrai; je vous écrivis pendant deux heures, puis je me couchai glacé. Le lendemain, quand je voulus me lever, j'avais des vertiges; je retombai sur mon lit sans pouvoir m'habiller ni sortir.
Ce contre-temps me fut d'autant plus désagréable que je devais partir ce jour-là même pour Kazan; j'aurais voulu mettre au moins le pied en Asie, et je venais d'arrêter un bateau pour descendre le Volga, tandis que mon feldjæger eût été chargé de mener ma voiture vide à Kazan, pour me reconduire à Nijni en remontant le cours du fleuve par terre. Toutefois mon zèle s'était un peu ralenti depuis que le gouverneur de Nijni m'avait orgueilleusement montré des dessins de Kazan. C'est toujours la même ville d'un bout de la Russie à l'autre: la grande place, les grandes rues bordées de petites maisons très-basses; sur cette place la maison du gouverneur, bel édifice à colonnes et à fronton romain, ornements encore plus déplacés dans une ville tatare que dans les villes russes; la caserne, les cathédrales en manière de temples, rien n'y manquait; je sentais que tout ce rabâchage d'architecture ne valait guère la peine d'allonger mon voyage de deux cents lieues. Mais la frontière de Sibérie et les souvenirs du siége me tentaient encore. Il fallut renoncer à cette course et me tenir coi pendant quatre jours.