Le gouverneur m'est venu voir sur mon grabat avec beaucoup de politesse; enfin le quatrième jour, sentant mon malaise augmenter, je me décidai à faire appeler un médecin. Ce docteur me dit:
«Vous n'avez pas de fièvre, vous n'êtes pas encore malade, mais vous allez le devenir gravement si vous restez trois jours de plus à Nijni. Je connais l'influence de cet air sur certains tempéraments, partez; vous n'aurez pas fait dix lieues que vous vous sentirez soulagé, puis, le lendemain, vous serez guéri.
—Mais je ne puis ni manger, ni dormir, ni me tenir debout, ni remuer sans vives douleurs à la tête, répliquai-je; et que deviendrai-je si je suis forcé de m'arrêter en chemin?
—Faites-vous porter dans votre voiture; les pluies d'automne commencent; je ne réponds pas de vous, vous dis-je, si vous restez à Nijni.»
Ce docteur a de la science et de l'expérience; il a passé plusieurs années à Paris, après avoir fait de bonnes études en Allemagne. Je me fiai à son coup d'œil, et le lendemain du jour où il me donna ce conseil, je montai en voiture par une pluie battante et par un vent glacial. Il y aurait eu de quoi décourager le voyageur le plus dispos. Cependant dès la seconde poste la prédiction du docteur s'accomplit; je commençai à respirer plus librement, mais la fatigue m'accablait. Il fallut m'arrêter pour la nuit dans un mauvais gîte;… le lendemain j'étais guéri.
Durant le temps que j'ai passé dans mon lit à Nijni, mon espion protecteur s'ennuyait de la prolongation de notre séjour à la foire et de son inaction forcée. Un matin il vint trouver mon valet de chambre et lui dit en allemand:
«Quand partons-nous?
—Je ne sais; monsieur est malade.
—Est-il malade?
—Pensez-vous que ce soit pour son plaisir qu'il reste dans son lit sans sortir d'un appartement comme celui que vous lui avez trouvé ici?
—Qu'est-ce qu'il a?
—Je n'en sais rien.
—Pourquoi est-il malade?
—Ma foi! allez le lui demander.»
Ce pourquoi m'a paru digne d'être noté.
Cet homme ne m'a pas pardonné la scène de la voiture. Depuis ce jour, ses manières et sa physionomie sont changées; ce qui me prouve qu'il reste toujours un coin de naturel et de sincérité dans les caractères le plus profondément dissimulés. Aussi je lui sais quelque gré de sa rancune. Je le croyais incapable d'un sentiment primitif.
Les Russes, comme tous les nouveaux venus dans le monde civilisé, sont d'une susceptibilité excessive; ils n'admettent pas même les généralités, ils prennent tout pour des personnalités; nulle part la France n'est plus mal appréciée: la liberté de penser et de parler est ce que l'on comprend le moins en Russie; ceux qui font semblant de juger notre pays me disent qu'ils ne croient pas que le roi s'abstienne de châtier les écrivains qui l'injurient journellement à Paris.
«Cependant, leur dis-je, le fait est là pour vous convaincre.
—Oui, on parle de tolérance, répliquent-ils d'un air malin; c'est bon pour la foule et pour les étrangers; mais on punit en secret les journalistes trop audacieux.»
Quand je répète que tout est publie en France, on rit finement, on se tait poliment, et l'on ne me croit pas.
La ville de Vladimir est souvent nommée dans l'histoire; son aspect est celui de l'éternelle ville russe, dont le type ne vous est que trop connu. Le pays que j'ai traversé depuis Nijni est semblable aussi à ce que vous connaissez de la Russie: c'est une forêt sans arbres, interrompue par une ville sans mouvement. Figurez-vous des casernes dans des marais ou dans des bruyères, selon la nature du sol; et l'esprit du régiment pour animer tout cela!!… Quand je dis aux Russes que leurs bois sont mal aménagés, et que leur pays finira par manquer de combustible, ils me rient au nez. On a calculé combien de milliers de milliers d'années il faudrait pour abattre les bois qui couvrent le sol d'une immense partie de l'Empire, et ce calcul répond à tout. C'est qu'on se paie de mots en ceci comme en tout le reste. Il est écrit dans les états envoyés par chaque gouverneur de province, que tel gouvernement contient tant d'arpents de forêts! Là-dessus la statistique exécute son travail d'arithmétique; mais le calculateur, avant d'additionner ses sommes pour en faire un total, ne va pas sur les lieux voir de quoi se composent les forêts enregistrées sur le papier. Il y trouverait le plus souvent un amas de broussailles bonnes à faire des bourrées ou bien il s'y perdrait dans des landes entrecoupées de champs de joncs et de fougères! Cependant l'appauvrissement des fleuves se fait déjà sentir, et ce symptôme, inquiétant pour la navigation, ne peut être attribué qu'à la quantité d'arbres abattus dans le voisinage des sources et le long des cours d'eau qui facilitent le flottage. Mais avec leurs cartons pleins de rapports satisfaisants, les Russes s'inquiètent peu de la dilapidation des seules richesses naturelles de leur sol. Leurs bois sont immenses dans les bureaux du ministère; et ceci leur suffit. Grâce à cette quiétude administrative, on peut prévoir le moment où ils se chaufferont au feu des paperasses entassées dans leurs chancelleries; cette richesse-là s'accroît tous les jours.
Ce que je vous dis est hardi, révoltant même, sans qu'il y paraisse; l'amour-propre chatouilleux des Russes impose aux étrangers des devoirs de convenances auxquels je ne me soumets pas et dont vous ne vous doutez guère. Ma sincérité me rend coupable dans la pensée des hommes de ce pays. Voyez l'ingratitude!!! le ministre me donne un feldjæger; la présence de cet uniforme suffit pour m'épargner les ennuis du voyage; me voilà engagé dans l'esprit des Russes à tout approuver chez eux. Cet étranger-là, pensent-ils, manquerait à toutes les lois de l'hospitalité s'il se permettait de critiquer un pays où l'on a tant d'égards pour lui… quelle énormité!… Néanmoins je me crois libre encore de vous peindre ce que je vois et de le juger. Ils crieront à l'indignité… Mais moi, quoique mon argent ou mes lettres de recommandation m'aient procuré un courrier pour parcourir le pays, je veux que vous sachiez que si je m'étais mis en chemin pour Nijni avec un simple domestique, sût-il le russe comme je sais le français, nous aurions été arrêtés par les ruses et les friponneries des maîtres de poste à tous les relais un peu écartés. On nous aurait d'abord refusé des chevaux, puis, sur nos instances, nous aurions été conduits de hangar en hangar dans toutes les écuries de la poste; l'on nous eût prouvé qu'elles sont vides, ce qui nous eût plus contrariés que surpris, puisque nous aurions su d'avance, mais sans pouvoir porter plainte, que le maître de poste aurait eu soin, dès notre arrivée au relais, de faire retirer tous ses chevaux dans des cachettes inaccessibles aux étrangers. Au bout d'une heure de pourparlers, on nous eût amené un attelage soi-disant libre, et que le paysan auquel il serait censé appartenir, aurait eu la condescendance de nous céder à un prix deux ou trois fois plus élevé que le tarif des postes impériales. Nous l'aurions refusé et renvoyé d'abord; puis, de guerre lasse, nous aurions fini par implorer le retour de ces précieuses bêtes, et par payer aux hommes tout ce qu'ils auraient voulu. La même scène se serait renouvelée à chaque poste. Voilà comment voyagent en ce pays les étrangers inexpérimentés et dénués de protection. Il n'en est pas moins établi et reconnu que la poste en Russie coûte fort peu de chose et qu'on y voyage très-vite.