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Mais ne vous semble-t-il pas comme à moi, qu'après avoir apprécié comme je le dois la faveur qui m'a été accordée par le directeur général des postes, je conserve le droit de vous dire quels sont les ennuis que son obligeance m'épargne?

Les Russes sont toujours en garde contre la vérité qu'ils redoutent; mais moi qui appartiens à une société où la vie se passe au grand jour, où tout se publie et se discute, je ne m'embarrasse nullement des scrupules de ces hommes chez lesquels rien ne se dit. Parler est en Russie une action de mauvaise compagnie; murmurer quelques sons vides de sens à l'oreille les uns des autres et finir chaque phrase insignifiante par demander le secret de ce qu'on vient de ne pas dire: c'est faire preuve de tact et de bon ton… Toute parole nette et précise fait événement dans un pays où non-seulement l'expression des opinions est interdite, mais où l'on défend même le récit des faits les plus avérés; un Français doit noter ce ridicule, et ne peut l'imiter.

La Russie est policée; Dieu sait quand elle sera civilisée.

Comptant pour rien la persuasion, le prince attire tout à lui; sous prétexte qu'une centralisation rigoureuse est indispensable au gouvernement d'un empire prodigieusement étendu comme la Russie: ce système est peut-être le complément nécessaire du principe de l'obéissance aveugle: mais l'obéissance éclairée combattrait la fausse idée de simplification qui depuis plus d'un siècle domine l'esprit des successeurs du Czar Pierre, et même l'esprit de leurs sujets. La simplification poussée à cet excès, ce n'est pas la puissance, c'est la mort. L'autorité absolue cesse d'être réelle et devient elle-même un fantôme quand elle ne s'exerce que sur des simulacres d'hommes.

La Russie ne deviendra véritablement une nation que le jour où son prince réparera volontairement le mal fait par Pierre Ier. Mais se trouvera-t-il en un tel pays un souverain assez courageux pour avouer qu'il n'est qu'un homme?

Il faut venir en Russie pour croire à toute la difficulté de cette réformation politique, et à la force de caractère nécessaire pour l'opérer.

(Suite de la lettre précédente.)

D'une maison de poste entre Vladimir et Moscou, ce 3 septembre 1839.

Je vous défie de deviner l'espèce de danger que j'ai couru ce matin. Cherchez entre tous les incidents qui peuvent exposer un voyageur à périr sur une grande route en Russie, votre science ni votre imagination ne suffiront pas à deviner ce qui vient de menacer ma vie. Le danger était si grand, que, sans l'adresse, la force et la présence d'esprit de mon domestique italien, ce n'est pas moi qui vous écrirais le récit que vous allez lire.

Il faut que le schah de Perse ait intérêt à se concilier l'amitié de l'Empereur de Russie, et que dans ce but, comptant sur les plus grands présents, il envoie au Czar l'un des plus énormes éléphants noirs de l'Asie; il faut que cette tour ambulante soit revêtue de superbes tapis qui servent de caparaçons au colosse, et qui de loin représentent des tentures de cathédrales agitées par le vent, il faut que la bête monstrueuse soit escortée d'un cortége d'hommes à cheval qui ressemblent à une nuée de sauterelles, le tout suivi d'une file de chameaux qui paraissent des ânes à côté de cet éléphant, le plus démesurément grand que j'aie vu et l'un des plus grands qui existent; il faut de plus qu'au sommet du monument vivant, on aperçoive un homme de couleur olivâtre, en costume oriental, portant un parasol ouvert, et que cet homme soit bizarrement juché les jambes croisées sur des carreaux posés au milieu du dos du monstre; il faut enfin que tandis qu'on force ce potentat du désert de s'acheminer à pied vers Moscou et Pétersbourg, où le climat va bientôt le ranger dans la collection des mastodontes et des mammouths, je m'achemine, moi, en poste de Nijni à Moscou par la route de Vladimir, et que mon départ coïncide exactement avec celui des Persans, de façon qu'à certain point de la route déserte, qu'ils suivent au pas majestueux de leur royal animal, j'arrive derrière eux au galop de mes chevaux russes, forcés de passer à côté du géant; il ne faut rien moins, vous dis-je, que toutes ces circonstances réunies pour vous expliquer la peur homérique de mes coursiers en voyant devant eux la pyramide animée se mouvoir comme par magie au milieu d'une troupe d'étranges figures d'hommes et de bêtes.

La frayeur de mes quatre chevaux en approchant de ce colosse aux pieds couleur de fer, aux flancs revêtus de pourpre, se manifesta d'abord par un tressaillement universel, par des hennissements, des reniflements extraordinaires et par le refus de passer outre. Mais bientôt la parole, le fouet, la main du postillon-cocher les maîtrisèrent au point de les obliger à devancer le fantastique objet de leur terreur: ils se soumirent en frissonnant, leurs crins se hérissaient; mais à peine ont-ils subi cette lutte de deux effrois contraires et fait l'effort d'affronter le monstre, en passant d'un train modéré le long de ses flancs superbes, que, se reprochant, pour ainsi dire, leur courage qui n'était que de la peur comprimée, ils laissent cette terreur faire explosion, et la voix et les rênes de leur conducteur demeurent sans force. L'homme est vaincu au moment qu'il se croit vainqueur; à peine les chevaux ont-ils senti le monstre derrière eux, qu'ils prennent le mors aux dents, et partent au triple galop sans savoir où se dirigera leur aveugle emportement. Cette furie de la frayeur allait nous coûter la vie; le cocher, surpris et impuissant, restait immobile sur son siége et lâchait les rênes; le feldjæger, assis sur le même siége, partageait sa stupeur et imitait son inaction. Antonio et moi, dans le fond de la calèche fermée à cause de l'incertitude du temps et de mon indisposition, nous étions pâles et muets: notre espèce de tarandasse n'a pas de portières, c'est un bateau, il faut enjamber par-dessus le bord pour entrer et pour sortir, ce qui devient assez difficile quand la capote relevée est appuyée sur le siége de devant: tout à coup les chevaux, dans leur vertige, quittent la route et commencent à monter sur une berge de huit pieds de hauteur presque à pic; une des petites roues s'engage dans le gravier de cette berge; déjà deux des chevaux ont gravi sur la crête sans rompre leurs traits: je vois leurs pieds au niveau de nos têtes; encore un coup de collier, la voiture suivra; mais comme elle ne peut arriver, elle versera, elle sera brisée, et ses morceaux dispersés seront traînés avec nous en divers sens, jusqu'à la mort de tous, bêtes et hommes: je crus que c'en était fait de nous. Les Cosaques qui escortaient le puissant personnage, cause du péril, voyant la situation critique où nous étions, avaient eu la prudence d'éviter de nous suivre de crainte d'animer notre attelage: prudence bien insuffisante! moi, sans même songer à sauter hors de la voiture, je recommandais mon âme à Dieu lorsque Antonio disparut… je le crus tué; la capote et les rideaux de cuir de la calèche me cachaient la scène; mais au même instant je sens les chevaux s'arrêter. «Nous sommes sauvés,» me crie Antonio; ce nous me toucha, car lui-même était hors de danger depuis qu'il avait pu sortir de la voiture sans accident. Sa rare présence d'esprit lui avait fait discerner le seul moment favorable pour sauter au moindre risque possible; puis avec cette agilité que les vives émotions peuvent donner et ne peuvent expliquer, il s'était trouvé, sans savoir lui-même par quel moyen, sur la berge, à la tête des deux chevaux qui venaient de l'escalader, mais dont les efforts désespérés menaçaient de tout exterminer. La voiture allait verser quand les bêtes furent arrêtées; mais le postillon et le courrier, ranimés par l'exemple d'Antonio, avaient eu le temps à leur tour de sauter à terre; le postillon en un clin d'œil fut à la tête des deux chevaux restés sur la route et séparés de leurs compagnons par la rupture d'une des chaînettes du timon, tandis que le courrier soutenait la voiture. Presque au même moment, les Cosaques de l'éléphant ayant lancé leurs chevaux au grand galop, arrivèrent à notre secours; ils me firent descendre de voiture, et aidèrent mes gens à contenir l'attelage toujours frémissant. Jamais on ne fut plus près du dernier malheur, mais jamais accident ne fut évité à moins de frais: pas un clou de la voiture, et ce qu'il y a de plus étonnant, pas un trait des harnais n'a manqué; l'une des chaînettes rompue, quelques morceaux de cuir déchirés, des guides cassées, un mors brisé: voilà tout ce que nous eûmes à réparer.