Au bout d'un quart d'heure, Antonio était replacé tranquillement près de moi dans le fond de la calèche, et un autre quart d'heure plus tard, il dormait comme s'il ne nous eût pas sauvé la vie à tous.
Pendant qu'on rajustait nos harnais, je voulus m'approcher de la cause de tout ce dégât. Le cornac avait prudemment fait retirer l'éléphant dans le bois voisin d'une des contre-allées de la route. Cette terrible bête me parut encore grandie depuis le péril auquel elle m'avait exposé; sa trompe, engagée dans la cime des bouleaux, me faisait l'effet d'un boa noué dans les branches d'un palmier. Je commençai à donner raison à mes chevaux, car il y avait là de quoi ressentir une grande épouvante. En même temps, le dédain que nos petits corps devaient inspirer à cette masse prodigieuse, me paraissait comique: du haut de sa tête puissante, l'éléphant avec son œil fin et vif jetait sur les hommes un regard inattentif; je me sentais fourmi; effrayé de la métamorphose je me hâtai de fuir ce curieux spectacle, en rendant grâce à Dieu de m'avoir fait échapper à une mort affreuse, et qui pendant un moment m'avait paru inévitable.
(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 5 septembre 1839 au soir.
Une excessive chaleur n'a pas discontinué de régner à Moscou depuis plusieurs mois: j'y retrouve la température que j'y ai laissée; c'est un été tout à fait extraordinaire. Cette sécheresse fait monter dans l'air, au-dessus des quartiers les plus populeux de la ville, une poussière rougeâtre, qui, vers le soir, produit des effets aussi fantastiques que la lumière des feux de Bengale: ce sont de vrais nuages d'Opéra. Aujourd'hui, vers le coucher du soleil, j'ai voulu contempler ce spectacle au Kremlin, dont j'ai fait le tour extérieurement avec autant d'admiration et presque autant de surprise que la première fois.
La ville des hommes était séparée du palais des géants par une gloire du Corrége: c'était une sublime réunion des merveilles de la peinture et de la poésie.
Le Kremlin, comme le point le plus élevé du tableau, recevait les dernières lueurs du jour, tandis que les vapeurs de la nuit enveloppaient déjà le reste de la ville. L'imagination ne sentait plus ses bornes; l'univers, l'infini, Dieu même, appartenaient au poëte, témoin d'un si majestueux spectacle… c'était Martin, coloriste, ou plutôt c'était le vivant modèle de ses tableaux les plus extraordinaires. Le cœur me battait de crainte et d'admiration; je voyais se relever toute la cohorte des hôtes surnaturels du Kremlin; leurs figures brillaient pareilles à des démons peints sur un fond d'or, ils s'avançaient flamboyants vers les régions de la nuit, dont ils s'apprêtaient à déchirer le voile; je n'attendais plus que la foudre: c'était terriblement beau.
Les masses blanches et irrégulières du palais reflétaient inégalement l'oblique lumière d'un crépuscule agité; ces variétés de teintes étaient le résultat des divers degrés d'inclinaison de certains pans de murailles, et des pleins et des vides qui font la beauté de cette architecture barbare, mais dont les hardis caprices, s'ils ne charment les sens, parlent bien haut à la pensée. C'était si étonnant, si beau, que je n'ai pu résister à vous nommer encore une fois le Kremlin.
Mais rassurez-vous, ceci est un adieu.
Quelques plaintifs chants d'ouvriers, répétés par les échos des meurtrières, tombaient du haut des terrasses à demi cachées sous des échafaudages, et retentissaient de voûte en voûte, de créneaux en créneaux, de précipices en précipices, précipices bâtis de main d'homme, d'où les sons rebondissaient en frappant jusqu'à mon cœur pénétré d'une inexprimable mélancolie. Des lumières errantes apparaissaient dans les profondeurs de l'édifice royal; ces galeries désertes, ces longues percées avec leurs barbacanes vides et leurs mâchicoulis abandonnés, se renvoyaient la voix de l'homme, qu'on était étonné d'entendre retentir à cette heure, au milieu des palais solitaires, et l'oiseau de nuit, troublé dans ses mystérieuses amours, fuyait la lueur des torches en s'envolant au plus haut des clochers et des tours, pour y porter la nouvelle de quelque désordre inouï.
Ce bouleversement était l'effet des travaux commandés par l'Empereur pour fêter la prochaine arrivée de l'Empereur: il se fête lui-même et fait illuminer son Kremlin quand il vient à Moscou; tandis qu'une madone, avec une lampe qui ne s'éteint jamais, l'attend dans une niche au-dessus d'une des principales portes du sacré palais; cependant, à mesure que l'ombre croissait, la ville s'illuminait; ses boutiques, ses cafés, ses rues, ses théâtres sortaient des ténèbres comme par magie. Ce jour était aussi l'anniversaire du couronnement de l'Empereur; encore un motif de fête et d'illumination: les Russes ont tant de jours de joie à célébrer par an qu'à leur place, je n'éteindrais pas mes lampions.
On commence à se ressentir ici de l'approche du magicien: Moscou il y a trois semaines n'était habité que par des marchands qui vaquaient à leurs affaires en drowska; maintenant les beaux coursiers, les voitures à longs attelages de quatre chevaux, les uniformes dorée pullulent dans les rues devenues brillantes; les grands seigneurs, les valets obstruent les théâtres et leurs portiques. «L'Empereur est à trente lieues d'ici; qui sait si l'Empereur ne va pas arriver; l'Empereur pourrait venir cette nuit; peut-être l'Empereur sera-t-il à Moscou demain; on assure que l'Empereur y était hier incognito; qui nous prouve qu'il n'y est pas maintenant?» Et ce doute, et cet espoir, et ce souvenir, agitent les cœurs, animent les lieux, changent l'aspect de toutes les choses, le langage de toutes les personnes, et la physionomie de tous les visages. Moscou, ville marchande, ville occupée d'affaires, hier, est aujourd'hui agitée et troublée comme une bourgeoise attendant la visite d'un grand seigneur. Des palais presque toujours déserts s'ouvrent et s'illuminent: des jardins s'embellissent partout; des fleurs et des flambeaux luttent à l'envi d'éclat et de gaîté forcés; des murmures flatteurs parcourent tout bas la foule, des pensers plus flatteurs et plus secrets encore s'éveillent dans les esprits; tous les cœurs battent d'une joie sincère, car les ambitieux se séduisent eux-mêmes, et les plaisirs qu'ils affectent beaucoup, ils les ressentent un peu.
Cette magie du pouvoir m'épouvante, j'ai peur d'éprouver moi-même les effets du prestige et de devenir courtisan, si ce n'est par calcul, au moins par amour du merveilleux.
Un Empereur de Russie à Moscou, c'est un roi d'Assyrie à Babylone.
La présence de celui-ci opère en ce moment, dit-on, bien d'autres miracles à Borodino. Une ville entière vient de naître, et cette ville à peine sortie du désert, est destinée à durer une semaine: on a planté jusqu'à des jardins autour du palais; ces arbres, qui vont mourir, ont été transportés là de bien loin et à grands frais pour représenter des ombrages antiques; ce qu'on s'applique surtout à imiter en Russie, c'est l'œuvre du temps: les hommes de ce pays où le passé manque, ressentent toutes les transes d'amour-propre des parvenus éclairés, et qui savent fort bien ce qu'on pense de leur fortune subite. Dans ce monde des fées, ce qui dure est imité par ce qu'il y a de plus éphémère: un vieux arbre par un arbre déraciné!… des palais par des baraques tapissées d'étoffes; des jardins par des toiles peintes. Plusieurs théâtres se sont élevés dans la plaine de Borodino, et la comédie y sert d'intermède aux pantomimes guerrières: ce n'est pas tout encore, une ville bourgeoise est sortie de la poussière dans le voisinage de la ville Impériale et militaire. Mais les entrepreneurs qui ont improvisé ces auberges sont ruinés par la police, laquelle n'accorde que très-difficilement aux curieux la permission d'approcher de Borodino.