Le programme de la fête est la répétition exacte de la bataille que nous avons appelée de la Moskowa et que les Russes ont nommée bataille de Borodino; voulant approcher autant que possible de la réalité, on a convoqué, des parties les plus reculées de l'Empire, tout ce qui reste parmi les vétérans de 1812 d'hommes ayant pris part à l'action. Vous figurez-vous l'étonnement et les angoisses de ces pauvres vieux braves, arrachés tout d'un coup à la douceur de leurs souvenirs, à la tristesse de leur repos et forcés d'accourir du bout de la Sibérie, du Kamtschatka, du Caucase, d'Archangel, des frontières de la Laponie, des vallées du Caucase, des côtes de la mer Caspienne, sur un théâtre qu'on leur dit être le théâtre de leur gloire? Ils vont recommencer là la terrible comédie d'un combat auquel ils ont dû, non leur fortune, mais leur renommée, mesquine rétribution d'un dévouement surhumain: une obscurité fatiguée; voilà le fruit qu'ils ont recueilli de leur obéissance qu'on qualifie de gloire pour la récompenser aux moindres frais possibles. Pourquoi remuer ces questions et ces souvenirs? pourquoi cette téméraire évocation de tant de spectres oubliés et muets? c'est le jugement dernier des conscrits de l'an 1812. On voudrait faire une satire de la vie militaire qu'on ne s'y prendrait pas autrement; c'est ainsi qu'Holbein dans sa danse des morts a fait la caricature de la vie humaine. Plusieurs de ces hommes, réveillés en sursaut au bord de leur tombe, n'avaient pas monté à cheval depuis nombre d'années, et les voilà forcés, pour plaire à un maître qu'ils n'ont jamais vu, de rejouer leur rôle, bien qu'ils aient désappris leur métier; les malheureux ont tant de peur de ne pas répondre à l'attente du capricieux souverain qui trouble leur vieillesse, que la représentation de la bataille leur paraît, disent-ils, plus effrayante que ne le fut la réalité. Cette solennité inutile, cette guerre de fantaisie achèvera de tuer les soldats que l'événement et les années avaient épargnés, plaisirs cruels et dignes d'un des successeurs de ce Czar qui fit introduire des ours vivants dans la mascarade ordonnée par lui pour les noces de son bouffon: ce Czar était Pierre-le-Grand. Tous ces divertissements prennent leur source dans la même pensée: le mépris de la vie humaine.
Voilà jusqu'où peut aller la puissance d'un homme sur les hommes; croyez-vous que celle des lois sur un citoyen puisse jamais l'égaler? il y aura toujours entre les deux espèces de pouvoirs une énorme distance.
Je suis émerveillé de ce qu'il faut dépenser de fiction pour faire aller ensemble un peuple et un gouvernement tels que le gouvernement et le peuple russes. C'est le triomphe de la fantaisie. De semblables tours de force, des victoires si singulières remportées sur la raison devraient hâter la ruine des nations qui s'exposent à de semblables luttes: cependant qui peut calculer la portée d'un miracle?
L'Empereur m'avait permis, ce qui veut dire ordonné, de venir à Borodino. C'est une faveur dont je me sens devenu indigne; je n'avais pas réfléchi d'abord à l'extrême difficulté du rôle d'un Français dans cette comédie historique; et puis, je n'avais pas vu les monstrueux travaux du Kremlin qu'il me faudrait vanter; j'ignorais enfin l'histoire de la princesse Troubetzkoï, dont je pourrais d'autant moins me distraire que je n'en pourrais parler: toutes ces raisons réunies me décident à rester oublié. C'est facile, car le contraire me donnerait de la peine, si j'en juge par les inutiles agitations d'une foule de Français et d'étrangers de tous pays qui sollicitent en vain la permission d'aller à Borodino.
Tout d'un coup, la police du camp est devenue d'une extrême sévérité; on attribue ce redoublement de précautions à des révélations inquiétantes. Partout le feu de la révolte couve sous les cendres de la liberté. J'ignore même si, dans les circonstances actuelles, il me serait encore possible de faire valoir la parole que l'Empereur m'a dite à Pétersbourg, et répétée à Péterhoff, quand je pris congé de lui: «Je serai bien aise que vous assistiez à la cérémonie de Borodino, où nous posons la première pierre d'un monument en l'honneur du général Bagration.» Ce fut son dernier mot[14].
Je vois ici des personnes invitées et qui n'ont pu approcher du camp; on refuse des permissions à tout le monde, excepté à quelques Anglais privilégiés et à quelques membres du corps diplomatique, spectateurs désignés de cette grande pantomime. Tous les autres, vieux, jeunes, militaires, diplomates, étrangers et russes, sont revenus à Moscou, harassés de leurs inutiles efforts. J'ai écrit à une personne de la maison de l'Empereur que je regrettais de ne pouvoir profiter de la grâce que m'avait accordée Sa Majesté, en me permettant d'assister aux manœuvres, et j'ai donné pour raison mon mal d'yeux qui n'est pas guéri.
La poussière du camp est, dit-on, insupportable, même aux personnes bien portantes; elle me ferait perdre l'œil. Il faut que le duc de Leuchtenberg soit doué d'une forte dose d'indifférence pour pouvoir assister de sang-froid à la représentation qu'on va lui donner. On assure que, dans ce simulacre de bataille, l'Empereur commande le corps du prince Eugène, le père du jeune duc.
Je regretterais un spectacle si curieux sous le rapport moral et anecdotique, si je pouvais y assister en spectateur désintéressé; mais, sans avoir ici la renommée d'un père à soutenir, je suis enfant de la France, et je sens que ce n'est pas à moi de prendre plaisir à voir cette répétition d'une guerre représentée à grands frais, uniquement dans l'intention d'exalter l'orgueil national des Russes à l'occasion de nos désastres. Quant au coup d'œil, je me le figure de reste; j'ai vu assez de lignes droites en Russie. D'ailleurs, aux revues et aux petites guerres, l'œil ne va jamais au delà d'un grand nuage de poussière.
Encore si les acteurs chargés de jouer l'histoire étaient véridiques cette fois!… Mais comment espérer que la vérité va être respectée soudain par des hommes qui ont passé leur vie à la compter pour rien?
Les Russes s'enorgueillissent avec raison de l'issue de la campagne de 1812; mais le général qui en a tracé le plan, celui qui le premier avait conseillé de faire retirer graduellement l'armée russe vers le centre de l'Empire pour y attirer les Français exténués; l'homme enfin au génie duquel la Russie dut sa délivrance, le prince Witgenstein n'est pas représenté dans cette répétition générale; c'est que, malheureusement pour lui, il est vivant… À demi disgracié, il vit dans ses terres; son nom ne sera donc pas prononcé à Borodino, et l'on va élever sous ses yeux un monument éternel à la gloire du général Bagration, tombé sur le champ de bataille.