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Je ne puis me consoler d'avoir été retenu si tard cet été par ma santé à Paris et à Ems: si j'avais suivi mon premier plan de voyage, je serais maintenant en Laponie, sur les bords de la mer Blanche bien au delà d'Archangel; mais vous le voyez, je crois y être: c'est la même chose…

Quand je retombe du haut de mes illusions, je me retrouve non pas marchant terre à terre, mais voguant sur le bateau à vapeur le Nicolas Ier dont je vous ai conté le naufrage: un des plus beaux et des plus commodes bâtiments de l'Europe; et je m'y retrouve au milieu de la société la plus élégante que j'aie rencontrée depuis longtemps.

Celui qui pourrait noter dans le style de Boccace les conversations auxquelles j'ai pris une part bien modeste depuis trois jours, ferait un livre aussi brillant, aussi amusant que le Decameron et presqu'aussi profond que La Bruyère. Mes récits ne vous en donneraient qu'une idée imparfaite; je veux pourtant essayer.

Souffrant depuis longtemps, j'étais malade à Travemünde, si malade que, le jour du départ, j'ai pensé renoncer au voyage. Cependant ma voiture était embarquée depuis la veille. Onze heures du matin venaient de sonner, et nous devions appareiller à trois heures après midi. Je sentais le frisson de la fièvre parcourir mes veines, et je craignais d'augmenter le mal de cœur qui me tourmentait, par le mal de mer qui me menaçait. Que ferai-je à Pétersbourg, à huit cents lieues de chez moi, si j'y tombe sérieusement malade? me disais-je. Pourquoi causer cette peine à mes amis, quand je puis la leur épargner?

S'embarquer avec la fièvre pour un voyage de long cours, n'est-ce pas de la démence? Mais n'est-ce pas une folie plus ridicule encore que de reculer devant le dernier pas, et de faire rapporter ma voiture à terre, au grand étonnement de tout le pays? Que dire aux habitants de Travemünde? comment expliquer ma résolution tardive à mes amis de Paris?

Je suis peu habitué à me laisser diriger par des considérations de cette nature; mais j'étais malade et surtout faible: il eût fallu, pour m'arrêter en chemin, une résolution forte; pour continuer, il ne fallait que du laisser-aller.

Le frisson redoublait pourtant; une angoisse, une langueur inexplicable m'avertissaient de la nécessité du repos: un profond dégoût pour les aliments, une vive douleur de tête et de côté me faisaient redouter une traversée de quatre jours. Je ne la supporterai pas, me disais-je; ne suis-je pas insensé d'affronter tous les inconvénients de la mer, dans la disposition où je me trouve? Mais changer de projets est ce qui coûte le plus aux malades… comme aux autres hommes.

Les eaux d'Ems m'ont guéri; mais c'est en substituant un mal à un autre. Pour me guérir de cette seconde maladie, il faudrait du repos. Que de raisons pour ne pas aller en Sibérie! J'y vais pourtant.

Je ne savais vraiment plus quel parti prendre pour sortir d'une situation plus que pénible, puisqu'elle était ridicule.

Enfin, je me décide à jouer, à croix ou pile, une vie que je ne sais plus diriger, et comme on met sa bourse sur une carte, j'appelle mon domestique, bien déterminé à faire ce qu'il décidera. Je lui demande conseil.

«Il faut continuer, répond-il; nous sommes si près.

—D'ordinaire vous craignez la mer!

—Je la crains encore; mais, à la place de monsieur, je ne voudrais pas reculer après avoir fait charger ma voiture sur le vaisseau.

—Pourquoi craignez-vous de reculer, et ne craignez-vous pas de me rendre sérieusement malade?»—Point de réponse.

«Dites-moi donc pourquoi vous voulez continuer?

—Parce que!!!

—À la bonne heure!!… Eh bien! d'après cela, partons.

—Mais si vous devenez plus malade, reprend cet excellent homme qui commence à s'effrayer de la responsabilité qui va peser sur lui, je me reprocherai votre imprudence.

—Si je suis malade, vous me soignerez.

—Cela ne vous guérira pas.

—N'importe!! Nous allons partir.»

L'éloquence de mon domestique ne ressemblait pas mal à celle d'une femme de chambre dont parle Grimm. Une autre femme de chambre mourante était rebelle à toutes les exhortations de sa famille, de sa maîtresse et des prêtres. On appelle une ancienne camarade: celle-ci dit quelques mots, et la moribonde, parfaitement docile, se hâte de remplir, avec une résignation et une ferveur édifiantes, tous ses devoirs religieux. Ces mots, les voici: Quoi donc? Eh bien donc! Fi donc! Allons donc! Mademoiselle!

Persuadé comme cette demoiselle mourante, j'étais à trois heures sonnantes sur le vaisseau encore à l'ancre, apportant dans le bâtiment le frisson, le mal de cœur, et un inexprimable regret de l'acte de faiblesse dont je me rendais coupable. Mille pressentiments funestes m'assaillirent, et j'arrangeais malgré moi d'avance toutes les scènes lugubres que ces pressentiments m'annonçaient.

On lève l'ancre: je baisse la tête et me couvre les yeux de ma main, dans un accès de désespoir stupide. À peine les roues ont-elles commencé à tourner, qu'il se fait en moi une révolution aussi soudaine, aussi complète qu'inexplicable. Vous me croirez, car vous êtes habitué à me croire; d'ailleurs, quel motif aurais-je d'inventer une histoire qui n'a pour elle que la vérité? Vous me croirez donc; et si je publie ceci, mes lecteurs me croiront comme vous, sachant que je me trompe quelquefois, mais que je ne mens jamais. Bref, les douleurs, les frissons se dissipent; la tête s'éclaircit; la maladie s'évanouit comme une vapeur, et je me trouve subitement en parfaite santé. Ce coup de baguette m'a tellement surpris, que je n'ai pu me refuser le plaisir de vous en décrire les effets. La mer m'a guéri du mal de mer: ceci s'appelle de l'homéopathie en grand.

À la vérité, depuis que nous sommes embarqués le temps n'a pas cessé d'être admirable…

Près de quitter Travemünde, au plus fort de mes angoisses et comme on allait lever l'ancre je vis arriver sur le bâtiment où j'étais venu m'établir d'avance, un homme âgé, très-gros: il se soutenait avec peine sur ses deux jambes énormément enflées; sa tête bien posée entre ses larges épaules me parut noble, c'était le portrait de Louis XVI. J'appris bientôt qu'il était russe, descendant des conquérants Varègues et par conséquent de la plus ancienne noblesse; il s'appelait le prince K***.

En le voyant se traîner péniblement vers un tabouret, et s'appuyer sur le bras de son secrétaire, j'avais pensé d'abord: voilà un triste compagnon de voyage; mais en l'entendant nommer, je me rappelai que je le connaissais de réputation depuis longtemps et je me reprochai l'incorrigible manie de juger sur l'apparence.

À peine assis, ce vieillard à la physionomie ouverte, au regard fin, quoique noble et sincère, m'apostrophe par mon nom. Interpellé si brusquement je me lève avec surprise, mais sans répondre: le prince continue de ce ton de grand seigneur, dont la simplicité parfaite exclut toute cérémonie à force de vraie politesse.

«Vous qui avez vu à peu près l'Europe entière, me dit-il; vous serez de mon avis, j'en suis sûr.