Sous les gouvernements despotiques, les guerriers morts ont beau jeu; voilà celui-ci décrété le héros d'une campagne où il a péri en brave, mais qu'il n'avait pas dirigée.
Cette absence de probité historique, cet abus de la volonté d'un seul homme qui impose ses vues à tous, qui dicte aux populations jusqu'à leurs jugements sur des faits d'un intérêt national, me paraît la plus révoltante de toutes les impiétés du gouvernement arbitraire!!… Frappez, torturez les corps, mais ne faussez pas les esprits; laissez l'homme juger de toutes choses selon les vues de la Providence, d'après sa conscience et sa raison. On doit qualifier d'impies les peuples qui souffrent dévotement cette continuelle violation du respect dû à ce qu'il y a de plus saint aux yeux de Dieu et des hommes: à la vérité.
(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 8 septembre 1839.
On m'envoie une relation des manœuvres de Borodino qui n'est pas faite pour calmer ma colère.
Tout le monde a lu le récit de la bataille de la Moskowa, et l'histoire l'a comptée parmi celles que nous avons gagnées, puisqu'elle fut hasardée par l'Empereur Alexandre contre l'avis de ses généraux, comme un dernier effort pour sauver sa capitale, laquelle fut prise quatre jours plus tard; mais un incendie héroïque, combiné avec un froid mortel pour des hommes nés sous un climat plus doux; enfin l'imprévoyance de notre chef, aveuglé cette fois par un excès de confiance en son heureuse étoile, ont décidé de nos désastres, et, grâce à l'issue de cette campagne, voilà qu'aujourd'hui l'Empereur de Russie se plaît à compter pour une victoire la bataille perdue par son armée à quatre journées de sa capitale! C'est abuser de la liberté de travestir les faits accordée au despotisme parce qu'il se l'arroge; et, pour confirmer cette fiction, l'Empereur vient de défigurer la scène militaire qu'il prétendait reproduire avec une scrupuleuse exactitude. Lisez le démenti qu'il a donné à l'histoire aux yeux de l'Europe entière.
Au moment où les Français, foudroyés par l'artillerie russe, s'élancent sur les batteries qui les déciment pour emporter les canons ennemis avec le courage et le succès que vous savez, l'Empereur Nicolas, au lieu de laisser exécuter une manœuvre célèbre, et qu'il était de sa justice de permettre et de sa dignité d'ordonner: l'Empereur Nicolas, devenu le flatteur des derniers de son peuple, fait reculer de trois lieues le corps qui représente celui de notre armée auquel nous avons dû la défaite des Russes, notre marche en avant et la prise de Moscou. Jugez si je rends grâce à Dieu d'avoir eu le bon esprit de refuser d'assister à cette pantomime menteuse!…
Cette comédie militaire vient de donner lieu à un ordre du jour Impérial dont on sera scandalisé en Europe, si la pièce y est publiée telle que nous l'avons eue ici sous les yeux. On ne saurait mieux démentir les faits les plus avérés, ni se jouer plus audacieusement des consciences, à commencer par la sienne. D'après ce curieux exposé des idées d'un homme, non des événements d'une campagne, «c'est volontairement que les Russes ont reculé jusqu'au delà de Moscou, ce qui prouve qu'ils n'ont pas perdu la bataille de Borodino (mais alors pourquoi l'ont-ils livrée?) et les ossements de leurs présomptueux ennemis, dit l'ordre du jour, semés depuis la ville sainte jusqu'au Niémen, attestent le triomphe des défenseurs de la patrie.»
Sans attendre l'entrée solennelle de l'Empereur à Moscou, je pars dans deux jours pour Pétersbourg.
Ici finit la correspondance du Voyageur; le récit qu'on va lire complète ses souvenirs: il fut écrit en divers lieux, d'abord à Pétersbourg en 1839, puis en Allemagne et plus tard à Paris.
SOMMAIRE DU RÉCIT.
Retour de Moscou à Berlin par Saint-Pétersbourg.—Histoire d'un Français, M. Louis Pernet.—Il est arrêté dans une auberge au milieu de la nuit.—Rencontre singulière.—Prudence extrême d'un autre Français, compagnon de voyage du prisonnier.—Le consul de France à Moscou.—Son indifférence au sort du prisonnier.—Mes instances inutiles.—Effet de l'imagination.—Conversation avec un Russe.—Ce qu'il me conseille au sujet du prisonnier.—Départ pour Pétersbourg.—Lenteur du voyage.—Novgorod-la-Grande.—Ce qui reste de la ville antique.—Souvenirs d'Ivan IV.—Dernier résultat de la gloire de cette république.—Arrivée à Pétersbourg.—Mon récit à M. de Barante.—Note.—Conclusion de l'histoire de M. Pernet.—Intérieur des prisons de Moscou.—Promesse d'un général russe au prisonnier.—Derniers moments passés à Pétersbourg.—Course à Colpina.—Magnificence de cet arsenal.—Mensonge gratuit.—Anecdote racontée en voiture.—Origine de la famille de Laval en Russie.—Trait de sensibilité de l'Empereur Paul.—L'écusson effacé.—Académie de peinture.—Élèves enrégimentés.—Paysagistes: Vorobieff.—Peintre d'histoire: Brulow, son tableau du Dernier jour de Pompéii.—Superbes copies de Raphaël par Brulow.—Influence du Nord sur l'esprit des artistes.—La poésie perd moins que la peinture sous le ciel du septentrion.—Mademoiselle Taglioni à Pétersbourg.—Influence de ce séjour sur les artistes.—Abolition des uniates.—Persécutions souffertes par l'Église catholique.—Avantages incontestables du gouvernement représentatif.—Sortie de la Russie; passage du Niémen; Tilsit.—Lettre sincère.—Trait d'un Allemand et d'un Anglais.—Pourquoi je ne suis pas revenu en Allemagne par la Pologne.
Berlin, dans les premiers jours d'octobre 1839.
Au moment où j'allais quitter Moscou, un fait singulier attira toute mon attention et me força de retarder mon départ.
J'avais fait demander des chevaux de poste pour sept heures du matin; à mon grand étonnement mon valet de chambre me réveille avant quatre heures; je m'informe de la cause de cet empressement, il me répond qu'il n'a pas voulu tarder à m'instruire d'un fait qu'il vient d'apprendre, et qui lui paraît assez grave pour l'obliger à venir me le raconter en toute hâte. Voici le résumé de son récit:
Un Français, nommé M. Louis Pernet, arrivé depuis peu de jours à Moscou et logé à l'auberge de Kopp, vient d'être arrêté au milieu de la nuit (de cette nuit même); on s'est saisi de sa personne, après avoir enlevé ses papiers, et on l'a conduit à la prison de la ville, où on l'a mis au cachot selon le dire de personnes dignes de foi; tel est le récit que le garçon de notre auberge venait de faire à mon domestique. Celui-ci, après diverses questions, avait encore appris que ce M. Pernet est un jeune homme d'environ vingt-six ans, qu'il est d'une faible santé, ce qui redouble les craintes qu'on a pour lui; qu'il avait déjà passé par Moscou l'année dernière, et que même il y avait séjourné avec un Russe de ses amis, lequel plus tard l'avait mené chez lui à la campagne: ce Russe est absent en ce moment, et le malheureux prisonnier n'a plus ici d'autre appui qu'un Français, nommé M. R***, dans la compagnie duquel il vient, dit-on, de faire un voyage à travers le nord de la Russie. Ce M. R*** loge dans la même auberge que le prisonnier. Son nom me frappa tout d'abord, parce que c'est celui de l'homme de bronze avec lequel j'avais dîné peu de jours auparavant chez le gouverneur de Nijni. Vous vous rappelez que sa physionomie m'avait donné beaucoup à penser. Retrouver ce personnage mêlé à l'événement de cette nuit me parut une circonstance romanesque; à peine pouvais-je croire à tout ce qu'on me racontait. Je pensai que le récit d'Antonio était une invention faite à plaisir pour nous éprouver; néanmoins je me hâtai de me lever, et d'aller m'informer moi-même auprès du garçon d'auberge de la vérité des faits, ainsi que de l'exactitude du nom de M. R***, dont je tenais avant tout à constater l'identité. Le garçon me répondit qu'ayant été chargé d'une commission pour un étranger qui devait quitter Moscou la nuit précédente, il s'était rendu dans l'auberge de Kopp au moment même où venait d'avoir lieu la descente de la police, et il ajouta que M. Kopp lui avait conté la chose dans des termes qui se rapportaient exactement au premier récit d'Antonio.