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Nous examinâmes aussi des écluses destinées à servir de trop plein dans les crues d'eau extraordinaires. C'est au printemps surtout que ces singulières écluses fonctionnent; sans elles le ruisseau qui sert de moteur aux machines, au lieu de porter la vie partout, ferait des ravages incalculables. Le fond des canaux et les piles de ces écluses sont revêtus d'épaisses feuilles de cuivre, parce que ce métal, dit-on, résiste aux hivers mieux que le granit. On nous assure que nous ne verrons rien de semblable ailleurs.

J'ai retrouvé à Colpina l'espèce de grandeur et en même temps de luxe qui m'a frappé dans toutes les constructions utiles ordonnées par le gouvernement russe. Ce gouvernement ne manque presque jamais de joindre au nécessaire beaucoup de superflu. Il a tant de puissance réelle qu'il ne faut pas se laisser aller au dédain qu'inspirent les ruses auxquelles il est habitué de descendre pour éblouir les étrangers; cette finesse est de pur choix, on doit l'attribuer à un penchant inhérent au caractère nationaclass="underline" ce n'est pas toujours par faiblesse qu'on ment, on ment quelquefois parce qu'on a reçu de la nature le don de bien mentir: c'est un talent, et tout talent veut s'exercer.

Quand nous montâmes en voiture pour retourner à Saint-Pétersbourg, il faisait nuit et froid. La longueur de la route fut diminuée par une conversation charmante dont j'ai retenu l'anecdote que voici. Elle sert à prouver jusqu'où s'étend la puissance de création d'un souverain absolu. Jusque-là, j'avais vu le despotisme russe exercer son action sur les morts, sur les églises, sur les faits de l'histoire, sur les condamnés, sur les prisonniers, enfin, sur tout ce qui ne peut prendre la parole pour protester contre un abus de pouvoir: cette fois nous verrons un Empereur de Russie imposer à l'une des plus illustres familles de France une parenté dont elle ne se doutait ni ne se souciait.

Sous le règne de Paul Ier, un Français du nom de Lovel, se trouvait à Pétersbourg; il était agréable de sa personne, il était jeune; il plut à une demoiselle fort riche dont il était amoureux: elle s'appelait Kaminski ou Kaminska, j'ignore si cette famille est d'origine polonaise. Elle était alors assez puissante et assez distinguée; aussi s'opposa-t-elle au mariage par la raison que le jeune étranger n'avait ni nom ni fortune. Les deux amants réduits au désespoir, eurent recours à un moyen de roman. Ils attendirent l'Empereur à son passage dans une rue, se jetèrent à ses pieds, et lui demandèrent protection. Paul Ier qui était bon quand il n'était pas fou, promit le consentement de la famille, qu'il décida par plus d'un moyen sans doute, mais surtout par celui-ci: «Mademoiselle Kaminska épouse, dit l'Empereur, M. le comte de Laval, jeune émigré français d'une famille illustre et possesseur d'une fortune considérable.»

Doté de la sorte, mais bien entendu en paroles seulement, le jeune Français épousa mademoiselle Kaminska dont la famille se serait bien gardée de donner un démenti à l'Empereur.

Pour prouver le dire du souverain, le nouveau M. de Laval fit sculpter fièrement son écusson sur la porte de l'hôtel où il s'établit avec sa nouvelle épouse.

Malheureusement quinze ans plus tard, sous la restauration, je ne sais quel M. de Montmorency Laval voyageait en Russie; voyant par hasard ses armes sur une porte, il s'informe; on lui conte l'histoire de M. Lovel.

À sa demande, l'Empereur Alexandre fit aussitôt enlever l'écusson des Laval et la porte de M. Lovel resta découronnée, ce qui n'a pas empêché le comte de Laval de continuer jusqu'à ce jour de faire à tout Pétersbourg les honneurs d'une excellente maison qui s'appellera toujours l'hôtel de Laval, par respect pour la mémoire de S. M. l'Empereur Paul, mémoire à qui l'on doit bien un culte expiatoire…

Le lendemain de ma course à Colpina, je visitai en détail l'Académie de peinture: superbe et pompeux édifice qui, jusqu'à présent renferme peu de bons ouvrages; mais que peut on espérer de l'art dans un pays où les jeunes artistes portent l'uniforme? j'aimerais mieux renoncer de bonne foi à tout travail d'imagination. J'ai trouvé tous les élèves de l'Académie enrégimentés, costumés, commandés comme des cadets de marine. Ce fait seul dénote un profond mépris pour ce qu'on prétend protéger ou plutôt une grande ignorance des lois de la nature et des mystères de l'art: l'indifférence affichée serait moins barbare; il n'y a de libre en Russie que ce dont le gouvernement ne se soucie pas; il ne se soucie que trop des arts, mais il ignore que l'art a besoin de liberté et que cette accointance entre les œuvres du génie et l'indépendance de l'homme attesterait à elle seule la noblesse de la profession d'artiste.

Je parcourus beaucoup d'ateliers et j'y trouvai des paysagistes distingués; ils ont de l'imagination dans leurs compositions et même de la couleur. J'ai admiré surtout un tableau représentant Saint-Pétersbourg pendant une nuit d'été, par M. Vorobieff: c'est beau comme la nature, poétique comme la vérité. En voyant ce tableau, j'ai cru arriver en Russie: je me suis reporté à l'époque où les nuits d'été n'étaient qu'un composé de deux crépuscules: on ne peut mieux rendre l'effet de ce jour persistant et qui triomphe de l'obscurité comme une lampe éclaire à travers une gaze légère.

Je me suis éloigné à regret de cette toile où la nature est prise sur le fait par un homme dont l'imagination s'applique à l'imitation de ce qu'il a sous les yeux. Ses ouvrages m'ont rendu les premières impressions que j'éprouvai à la vue de la mer Baltique. C'était la clarté polaire que je revoyais, ce n'était pas la lumière des tableaux ordinaires. Il y a un grand mérite à caractériser, d'une manière aussi précise, des phénomènes particuliers de la nature.

On fait beaucoup de bruit en Russie du talent de Brulow. Son Dernier jour de Pompéii a produit, dit-on, quelque effet en Italie. Cette énorme toile fait maintenant la gloire de l'école russe à Saint-Pétersbourg; ne riez pas de cette qualification; j'ai vu une salle sur la porte de laquelle on avait inscrit ces mots: École russe!!!… Le tableau de Brulow me paraît d'une couleur fausse; à la vérité le sujet choisi par l'artiste était propre à voiler ce défaut, car qui peut savoir la couleur qu'avaient les édifices de Pompéii à leur dernier jour? Ce peintre a le pinceau sec, la touche dure, mais il a de la force; ses conceptions ne manquent ni d'imagination ni d'originalité. Ses têtes ont de la variété et de la vérité; s'il entendait l'usage du clair-obscur, il mériterait peut-être un jour la réputation qu'on lui fait ici; en attendant il manque de naturel, de coloris, de légèreté, de grâce, et le sentiment du beau lui est étranger; il ne manque pas d'une sorte de poésie sauvage; toutefois, l'effet général de ses tableaux est désagréable à l'œil, et son style roide, mais qui n'est pas dépourvu de noblesse, rappelle les imitateurs de l'école de David; c'est dessiné comme d'après la bosse avec assez de soin et colorié au hasard.

Dans un tableau de l'Assomption, qu'on est convenu à Pétersbourg d'admirer parce qu'il est du fameux Brulow, j'ai remarqué des nuages si lourds qu'on pourrait les envoyer à l'Opéra pour représenter des rochers.

Il y a pourtant dans Pompéii des expressions de têtes qui promettent un vrai talent. Ce tableau, malgré les défauts de composition qu'on y découvre, gagnerait à être gravé; car c'est surtout par la couleur qu'il pèche.

On dit que depuis son retour en Russie, l'auteur a déjà beaucoup perdu de son enthousiasme pour l'art. Que je le plains d'avoir vu l'Italie, puisqu'il devait retourner dans le Nord! Il travaille peu, et malheureusement sa facilité, dont on lui fait un mérite, paraît trop dans ses ouvrages. C'est par un travail assidu et forcé qu'il parviendrait à vaincre la roideur de son dessin, et la crudité de ses couleurs. Les grands peintres savent la peine qu'il se faut donner pour ne plus dessiner avec le pinceau, pour peindre par la dégradation des tons, pour effacer de dessus la toile les lignes qui n'existent nulle part dans la nature, pour montrer l'air qui est partout, pour cacher l'art, enfin pour apprendre à reproduire la réalité sans cesser de l'ennoblir. Il semble que le Raphaël russe ne se doute pas de la rude tâche de l'artiste.