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—Cependant, reprit le prince russe libéral, tout est dans la parole: l'homme tout entier et quelque chose de supérieur à lui-même se révèle dans le discours: la parole est divine!

—Je le crois comme vous, répliquai-je, et voilà pourquoi je crains de la voir prostituer.

—Quand un talent comme celui de monsieur Canning, reprit le prince, captivait l'attention des premiers hommes de l'Angleterre et du monde, la parole politique était quelque chose, Monsieur.

—Quel bien a produit ce brillant génie? Et quel mal n'eût-il pas fait, s'il eût eu pour auditeurs des esprits faciles à enflammer? La parole employée dans l'intimité comme un moyen de persuasion, la parole secrètement appliquée à changer la direction des idées, à diriger la conduite d'un homme ou d'un petit nombre d'hommes, me paraît utile soit comme auxiliaire, soit comme contre-poids du pouvoir; je la crains dans une assemblée politique nombreuse et dont les délibérations sont publiques. Elle y fait souvent triompher les vues courtes et les idées communes aux dépens des pensées élevées et des plans profondément médités. Imposer aux nations le gouvernement des majorités, c'est les soumettre à la médiocrité. Si tel n'est pas votre but, vous avez tort de vanter le gouvernement de la parole. La politique du grand nombre est presque toujours timide, avare et mesquine; vous m'opposez l'exemple de l'Angleterre: je vous dirai que ce pays n'est pas ce qu'on croit qu'il est: il est vrai que dans les chambres on décide les questions à la majorité, mais cette majorité du parlement représente l'aristocratie du pays qui depuis longtemps n'a cessé qu'à de bien courts intervalles de diriger l'État. D'ailleurs à combien de mensonges la forme parlementaire n'a-t-elle pas fait descendre les chefs de cette oligarchie masquée?… Est-ce là ce que vous enviez à l'Angleterre?

—Il faut pourtant mener les hommes par la peur ou par la persuasion.

—D'accord, mais l'action est plus persuasive que la parole. Jugez-en par la monarchie prussienne: jugez-en par Bonaparte; de grandes choses se sont accomplies sous son règne. Or Bonaparte, à son début, a gouverné par la persuasion autant et plus que par la force, et pourtant son éloquence qui était grande ne s'adressait qu'aux individus; il n'a jamais parlé aux masses que par des faits; voilà comment on frappe l'imagination des hommes sans abuser des dons de Dieu: discuter la loi en public, c'est ôter d'avance à la loi le respect qui fait sa puissance.

—Vous êtes un tyran.

—Au contraire, je crains les avocats et leur écho, le journal, qui n'est qu'une parole dont le retentissement dure vingt-quatre heures; voila les tyrans qui nous menacent aujourd'hui.

—Venez chez nous; vous apprendrez à en redouter d'autres.

—Vous avez beau faire, ce n'est pas vous, prince, qui parviendrez à me donner mauvaise opinion de la Russie.

—N'en jugez, ni par moi, ni par aucun des Russes qui ont voyagé; avec notre naturel flexible nous devenons cosmopolites dès que nous sortons de chez nous, et cette disposition d'esprit est déjà une satire contre notre gouvernement!!…»

Ici, malgré l'habitude qu'il a de parler franc sur toutes choses, le prince eut peur de moi, de lui-même, surtout des autres; et il se jeta dans des aperçus assez vagues.

Je ne me fatiguerai pas inutilement la mémoire à vous reproduire les formes d'un dialogue devenu trop peu sincère pour qu'il pût ajouter au fond des idées par l'expression. Plus tard, le prince profita d'un moment de solitude pour achever de me développer son opinion sur le caractère des hommes et des institutions de son pays. Voici à peu près ce que j'ai retenu de ses déductions:

«La Russie est à peine aujourd'hui à quatre cents ans de l'invasion des barbares; tandis que l'Occident a subi la même crise depuis quatorze siècles: une civilisation de mille ans plus ancienne met une distance incommensurable entre les mœurs des nations.

«Bien des siècles avant l'irruption des Mongols, les Scandinaves envoyèrent aux Slaves, alors tout à fait sauvages, des chefs qui régnèrent à Novgorod la grande, et à Kiew, sous le nom de Varègues; ces héros étrangers venus avec une troupe peu nombreuse, sont les premiers princes des Russes, et leurs compagnons sont la souche de la noblesse la plus ancienne du pays. Les princes Varègues, espèce de demi-dieux, ont policé cette nation alors nomade. Dans le même temps, les empereurs et les patriarches de Constantinople lui donnaient le goût de leurs arts et de leur luxe. Telle fut, si vous me passez l'expression, la première couche de civilisation qui s'est abîmée sous les pieds des Tatars, lors de l'arrivée de ces nouveaux conquérants en Russie.

«De grandes figures de saints et de saintes qui sont les législateurs des peuples chrétiens, brillent dans les temps fabuleux de la Russie. Des princes puissants par leurs féroces vertus ennoblissent la première époque des annales slaves. Leurs noms traversent cette profonde obscurité comme des étoiles percent les nuages pendant une nuit orageuse. Or, le seul son de ces noms bizarres réveille l'imagination et fait appel à la curiosité. Rurick, Oleg, la reine Olga, saint Wladimir, Swiatopolk, Monomaque, sont des personnages dont le caractère ne ressemble pas plus que le nom à celui de nos grands hommes de l'occident.

«Ils n'ont rien de chevaleresque, ce sont des rois bibliques: la nation qu'ils ont rendue glorieuse est restée voisine de l'Asie; ignorant nos idées romantiques, elle a conservé ses mœurs patriarcales.

«Les Russes n'ont point été formés à cette brillante école de la bonne foi dont l'Europe chevaleresque a su si bien profiter que le mot honneur fut longtemps synonyme de fidélité à la parole; et que la parole d'honneur est encore une chose sacrée, même en France où l'on a oublié tant de choses! La noble influence des Chevaliers croisés s'est arrêtée en Pologne avec celle du catholicisme; les Russes sont guerriers, mais pour conquérir; ils se battent par obéissance et par avidité: les Chevaliers Polonais guerroyaient par pur amour de la gloire; ainsi quoique dans l'origine ces deux nations sorties de la même souche eussent entre elles de grandes affinités, le résultat de l'histoire, qui est l'éducation des peuples, les a séparées si profondément qu'il faudra plus de siècles à la politique russe pour les confondre de nouveau, qu'il n'en a fallu à la religion et à la société pour les diviser.

«Tandis que l'Europe respirait à peine des efforts qu'elle avait faits pendant des siècles pour arracher le tombeau de Jésus-Christ aux mécréants, les Russes payaient tribut aux Mahométans sous Usbeck et continuaient cependant à recevoir de l'empire grec, selon leur première habitude, ses arts, ses mœurs, ses sciences, sa religion, sa politique avec ses traditions d'astuce et de fraude, et son aversion pour les croisés latins. Si vous réfléchissez à toutes ces données religieuses, civiles et politiques, vous ne vous étonnerez plus du peu de fond qu'on peut faire sur la parole d'un Russe (c'est le prince russe qui parle), ni de l'esprit de ruse qui s'accorde avec la fausse culture byzantine et qui préside même à la vie sociale sous l'empire des czars, heureux successeurs des lieutenants de Bati.

«Le despotisme complet, tel qu'il règne chez nous, s'est fondé au moment où le servage s'abolissait dans le reste de l'Europe. Depuis l'invasion des Mongols, les Slaves, jusqu'alors l'un des peuples les plus libres du monde, sont devenus esclaves des vainqueurs d'abord, et ensuite de leurs propres princes. Le servage s'établit alors chez aux non-seulement comme un fait, mais comme une loi constitutive de la société. Il a dégradé la parole humaine en Russie, au point qu'elle n'y est plus considérée que comme un piége: notre gouvernement vit de mensonge, car la vérité fait peur au tyran comme à l'esclave. Aussi quelque peu qu'on parle en Russie, y parle-t-on encore trop, puisque dans ce pays tout discours est l'expression d'une hypocrisie religieuse ou politique.