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—J'ai souffert chez eux comme les autres et plus que bien d'autres, car, revenu dans ma patrie, je suis resté presque aveugle; depuis trente ans j'ai eu recours, sans succès, à tous les moyens de l'art pour guérir mes yeux; ma vue est à moitié perdue; l'influence des rosées de la nuit en Russie, même dans la belle saison, est pernicieuse pour quiconque dort en plein air.

—On vous faisait camper?

—Il le fallait bien pendant les marches militaires qu'on nous imposait.

—Ainsi, par des froids de vingt à trente degrés, vous manquiez d'abris?

—Oui, mais c'est l'inhumanité du climat, ce n'est pas celle des hommes qu'il faut accuser de nos souffrances dans ces haltes obligées.

—Les hommes n'ajoutaient-ils pas quelquefois leurs inutiles rigueurs à celles de la nature?

—Il est vrai que j'ai été témoin de traits d'une férocité digne des peuples sauvages. Mais je me distrayais de ces horreurs par mon grand amour de la vie; je me disais; Si je me laisse emporter à l'indignation, je serai doublement exposé; ou la colère m'étouffera, ou nos gardiens m'assommeront pour venger l'honneur de leur pays. L'amour-propre humain est si bizarre que des hommes sont capables d'assassiner un homme pour prouver à d'autres qu'ils ne sont pas inhumains.

—Vous avez bien raison… Mais tout ce que vous me dites là ne me fait pas changer d'avis sur le caractère des Russes.

—On nous faisait voyager par bandes: nous couchions hors des villages dont l'entrée nous était interdite à cause de la fièvre d'hôpital que nous traînions après nous. Le soir nous nous étendions à terre, enveloppés dans nos manteaux, entre deux grands feux. Le matin, avant de recommencer la marche, nos gardiens comptaient les morts, et, au lieu de les enterrer, ce qui eût exigé trop de temps et de peine à cause de l'épaisseur et de la dureté de la neige et de la glace, ils les brûlaient; par ce moyen on pensait arrêter les progrès de la contagion; on brûlait vêtements et corps tout ensemble; mais, le croirez-vous? il est arrivé plus d'une fois que des hommes encore en vie ont été jetés au milieu des flammes! Un instant ranimés par la douleur, ces malheureux achevaient leur agonie dans les cris et dans les tourments du bûcher!

—Quelle horreur!

—Il s'est commis bien d'autres atrocités. Chaque nuit la rigueur du froid nous décimait. Quand on trouvait quelque édifice abandonné à l'entrée des villes, on s'emparait de ces mauvais bâtiments pour y établir notre gîte. On nous entassait à tous les étages de ces maisons vides. Mais les nuits que nous passions ainsi abrités n'étaient guère moins rudes que les nuits du bivouac, parce que, dans l'intérieur du bâtiment, on ne pouvait faire du feu qu'à certaines places, tandis qu'en plein air au moins nous en allumions tout autour de notre campement Ainsi, beaucoup de nos gens mouraient de froid dans leurs chambres faute de moyens de se réchauffer.

—Mais pourquoi vous faire voyager pendant l'hiver?

—Nous aurions donné la peste aux environs de Moscou; souvent j'ai vu emporter des morts que les soldats russes avaient été prendre au second étage des édifices où nous étions parqués; ils traînaient ces corps par les pieds avec des cordes liées autour des chevilles; et la tête suivait, frappant et rebondissant de marche en marche tout le long de l'escalier depuis le haut de la maison jusqu'au rez-de-chaussée. Ils ne souffrent plus, disait-on, ils sont morts!

—Et vous trouvez cela très-humain?

—Je vous raconte ce que j'ai vu, monsieur; il est même arrivé quelque chose de pis, car j'ai vu des vivants achevés de cette sorte, et laissant sur les degrés ensanglantés par leur tête brisée, les preuves hideuses de la férocité des soldats russes; je dois le dire, quelquefois un officier assistait à ces brutales exécutions: si l'on permettait ces horreurs, c'était dans l'espoir d'arrêter la contagion en hâtant la mort des hommes atteints du mal. Voilà ce que j'ai vu, ce que mes compagnons voyaient journellement sans réclamer; tant la misère abrutit les hommes!… La même chose m'arrivera demain, pensais-je; cette communauté de péril mettait ma conscience en repos, et favorisait mon inertie.

—Elle dure encore, à ce qu'il me semble, puisque vous avez pu être témoin de faits pareils et vous taire pendant vingt-huit ans.

—J'employai les deux années de ma captivité à écrire soigneusement mes Mémoires: j'avais ainsi complété deux volumes de faits plus curieux et plus extraordinaires que tout ce qu'on a imprimé sur le même sujet; j'avais décrit le régime arbitraire dont nous étions les victimes; la cruauté des mauvais seigneurs aggravant notre sort et renchérissant sur la brutalité des hommes du peuple; les consolations et les secours que nous recevions des bons seigneurs; j'avais montré le hasard et le caprice disposant de la vie des prisonniers comme de celle des indigènes; enfin, j'avais tout dit!

—Eh bien!

—Eh bien! j'ai brûlé ma relation avant de repasser la frontière russe lorsqu'un me permit de retourner en Italie.

—C'est un crime!

—On m'a fouillé; si l'on eût saisi et lu ces papiers, on m'aurait donné le knout et envoyé finir mes jours en Sibérie, où mon malheur n'aurait pas mieux servi la cause de l'humanité que mon silence ne la sert ici.

—Je ne puis vous pardonner cette résignation.

—Vous oubliez qu'elle m'a sauvé la vie et qu'en mourant je n'eusse fait de bien à personne.

—Mais au moins depuis votre retour vous auriez dû récrire votre récit.

—Je n'aurais pu le faire avec la même exactitude: je ne crois plus à mes propres souvenirs.

—Où avez-vous passé vos deux années de captivité?

—Aussitôt que j'arrivai dans une ville où je pus trouver un officier supérieur, je demandai à prendre service dans l'armée russe, c'était le moyen d'éviter le voyage de la Sibérie; on accueillit ma requête, et au bout de quelques semaines je fus envoyé à Toula, où j'obtins la place d'instituteur chez le gouverneur civil de la ville; j'ai passé deux ans chez cet homme.

—Comment avez-vous vécu dans son intérieur?

—Mon élève était un enfant de douze ans, que j'aimais et qui s'était aussi fort attaché à moi, tout enfant qu'il était. Il me raconta que son père était veuf, qu'il avait acheté à Moscou une paysanne dont il avait fait sa concubine[41] et que cette femme rendait leur intérieur désagréable.

—Quel homme était ce gouverneur?

—Un tyran de mélodrame. Il faisait consister la dignité dans le silence: pendant deux ans que j'ai dîné à sa table, nous n'avons jamais causé ensemble. Il avait pour bouffon un aveugle qu'il faisait chanter tout le temps des repas, et qu'il excitait à parler devant moi contre les Français, contre l'armée, contre les prisonniers; je savais assez de russe pour deviner une partie de ces indécentes et brutales plaisanteries, dont mon élève achevait de m'expliquer le sens quand nous étions retournés dans notre chambre.

—Quel manque de délicatesse! et l'on vante l'hospitalité russe! Vous parliez tout à l'heure de mauvais seigneurs qui aggravaient la position des prisonniers, en avez-vous rencontré?

—Avant d'arriver à Toula, je faisais partie d'un peloton de prisonniers confiés à un sergent, vieux soldat dont nous eûmes à nous louer. Un soir nous fîmes halte dans les domaines d'un baron, redouté au loin pour ses cruautés. Ce forcené voulait nous tuer de sa propre main, et le sergent chargé de nous escorter pendant notre marche, eut de la peine à défendre notre vie contre la rage patriotique du vieux boyard.