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Les ténèbres renaissent de la multiplicité des lumières, l'éblouissement est une cécité momentanée.

L'Allemagne, avec ses gouvernements éclairés, avec ses peuples bons et sages, pouvait refonder en Europe une aristocratie tutélaire, mais ces gouvernements se sont séparés de leurs sujets: le roi de Prusse, devenu la sentinelle avancée de la Russie[13], a fait de ses soldats des révolutionnaires muets et patients, au lieu d'avoir mis à profit leur bon esprit pour en faire les défenseurs naturels de la vieille Europe, du seul coin de la terre où, jusqu'à ce jour, la liberté raisonnable ait trouvé un asile. En Allemagne on pourrait encore conjurer l'orage; en France, en Angleterre, en Espagne, nous ne pouvons déjà plus qu'attendre la foudre.

Un retour à l'unité religieuse sauverait l'Europe. Mais cette unité, qui la fera reconnaître, qui la fera respecter, par quels nouveaux miracles s'imposera-t-elle au monde insouciant qui la méconnaît? sur quelle autorité s'appuiera-t-elle? c'est le secret de Dieu. L'esprit de l'homme pose les problèmes; l'action divine, c'est-à-dire le temps, les résout.

À ce propos une crainte amère m'est inspirée pour mon pays. Quand le monde, fatigué des demi-mesures, aura fait un pas vers la vérité, quand la religion sera reconnue pour l'affaire importante, unique des sociétés émues non plus pour des intérêts périssables, mais pour les seuls biens réels, c'est-à-dire éternels, Paris, le frivole Paris élevé si haut sous le règne d'une philosophie sceptique, Paris, la folle capitale de l'indifférence et du cynisme, conservera-t-il sa suprématie parmi des générations enseignées par la crainte, sanctifiées par le malheur désabusées par l'expérience et mûries par la méditation?

Il faudrait que la réaction partît de Paris même: pouvons-nous espérer ce prodige? Qui nous assure qu'au sortir de l'époque de destruction, et quand la nouvelle lumière de la foi brillera au cœur de l'Europe, le centre de la civilisation ne sera pas déplacé? Qui nous dit enfin, que la France délaissée dans son impiété ne deviendra pas alors pour les catholiques régénérés ce que fut la Grèce pour les premiers chrétiens: le foyer éteint de l'orgueil et de l'éloquence? De quel droit espérerait-elle une exception? Les nations meurent comme les hommes, et les nations volcans meurent vite.

Notre passé fut si brillant, notre présent est si terne, qu'au lieu d'invoquer témérairement l'avenir, nous devons le redouter. Je l'avoue désormais, je crains pour nous plus que je n'espère, et l'impatience de cette jeunesse française qui, sous le règne sanglant de la Convention, nous promettait tant le triomphes, me paraît aujourd'hui le signal de la décadence. L'état présent avec tous ses inconvénients, est encore un ordre de choses plus heureux pour tous que ne le sera le siècle qu'il nous présage, et dont je m'efforce en vain de détourner ma pensée.

La curiosité que j'ai de voir la Russie et l'admiration que me cause l'esprit d'ordre qui doit présider à l'administration de ce vaste État, ne m'empêchent pas de juger avec impartialité la politique de son gouvernement. La domination de la Russie se bornât-elle aux exigences diplomatiques, sans aller jusqu'à la conquête, me paraîtrait ce qu'il y a de plus redoutable pour le monde. On se trompe sur le rôle que cet état jouerait en Europe: d'après son principe constitutif il représenterait l'ordre; mais d'après le caractère des hommes, il propagerait la tyrannie sous prétexte de remédier à l'anarchie; comme si l'arbitraire remédiait à aucun mal! L'élément moral manque à cette nation; avec ses mœurs militaires et ses souvenirs d'invasions elle en est encore aux guerres de conquêtes, les plus brutales de toutes, tandis que les luttes de la France et des autres nations de l'occident seront dorénavant des guerres de propagande.

Le nombre des passagers que j'ai rencontrés sur le Nicolas Ier est heureusement peu considérable; une jeune princesse D***, née princesse d'A***, accompagne son mari qui retourne à Saint-Pétersbourg; elle est charmante, c'est tout à fait l'héroïne d'une romance écossaise.

Cet aimable ménage revient de Greiffenberg en Silésie; la princesse est aussi accompagnée de son frère, jeune homme agréable. Ils ont passé plusieurs mois en Silésie à essayer en famille le fameux traitement d'eau froide, qu'on y fait subir aux adeptes. C'est plus qu'un remède, c'est un sacrement: c'est le baptême médical.

Dans la ferveur de leur croyance, le prince et la princesse nous ont raconté des résultats surprenants obtenus par ce nouveau moyen de guérison. Cette découverte est due à un paysan qui se croit supérieur à tous les médecins et justifie sa foi par les effets: il croit en lui-même; cet exemple gagne les autres; bien des croyants au nouvel apôtre sont guéris par leur foi.

Une foule d'étrangers de tous les pays affluent à Greiffenberg; on y traite tous les maux, excepté les maladies de poitrine. On vous administre des douches d'eau à la glace, puis on vous roule pendant cinq ou six heures dans de la flanelle. Rien ne résiste à la transpiration que ce traitement provoque au patient, disait le prince.

«Rien ni personne, repris-je.

—Vous vous trompez, répliqua le prince avec la vivacité d'un nouveau converti; sur une multitude de malades, il n'est mort que très-peu de personnes à Greiffenberg. Des princes, des princesses s'établissent près du nouveau sauveur, et quand on a essayé de son remède, l'eau devient une passion.»

Ici le prince D*** interrompt sa narration, il regarde à sa montre et appelle un domestique. Cet homme arrive une grande bouteille d'eau froide à la main, et la lui verse tout entière sur le corps entre son gilet et sa chemise: je n'en croyais pas mes yeux.

Le prince continue la conversation sans paraître remarquer mon étonnement: «Le père du duc régnant de Nassau, dit-il, vient de passer un an à Greiffenberg, il y est arrivé perclus et impotent: l'eau l'a ressuscité; mais comme il prétend à une guérison parfaite, il ignore encore quand il pourra quitter la place. Nul ne sait en arrivant à Greiffenberg combien de temps il y restera; la longueur du traitement dépend du mal et de l'humeur du malade: on ne peut calculer l'effet d'une passion, et cette manière d'employer l'eau devient une passion pour certaines personnes, qui dès lors se fixent indéfiniment près de la source de leur suprême félicité.

—Ainsi ce traitement devient dangereux, non parce qu'il fait du mal, mais parce qu'il fait trop de plaisir.

—Vous vous moquez, mais allez à Greiffenberg, vous reviendrez aussi croyant que je le suis.

—Prince, en écoutant votre récit, je crois; mais quand je réfléchirai je douterai: ces cures merveilleuses ont souvent des suites fâcheuses; des transpirations si violentes finissent par décomposer le sang; que gagneront les malades à changer la goutte en hydropisie? Vous êtes un bien jeune adepte; si vous me paraissiez sérieusement malade, je n'oserais vous parler avec tant de franchise.

—Vous ne m'effrayez nullement, ajouta le prince, je suis si persuadé de l'efficacité du traitement par l'eau froide que je vais fonder chez moi un établissement semblable à celui de Greiffenberg.»