Les Slaves ont une autre manie que celle de l'eau froide, pensais-je tout bas, c'est la passion de toutes les nouveautés. L'esprit de ce peuple d'imitateurs s'exerce sur les inventions des autres.
Outre le prince K*** et la famille D***, une princesse L*** se trouve encore sur notre vaisseau. Cette dame retourne à Pétersbourg; elle en était partie, il y a huit jours, pour se rendre par l'Allemagne à Lausanne en Suisse, où elle comptait rejoindre sa fille près d'accoucher; mais en débarquant à Travemünde, la princesse demande par désœuvrement la liste des passagers partis pour la Russie par le dernier paquebot: quelle n'est pas sa surprise en y lisant le nom de sa fille? Elle prend des informations auprès du consul de Russie: plus de doute, la mère et la fille s'étaient croisées au milieu de la Mer Baltique.
Tel est le résultat du peu d'exactitude des Russes à écrire. Aujourd'hui la mère retourne à Pétersbourg où sa fille n'aura eu que le temps d'arriver pour ne pas accoucher sur mer.
Cette dame si contrariée est d'une société fort aimable: elle nous fait passer des soirées charmantes en nous chantant d'une voix agréable des airs russes tout nouveaux pour moi. La princesse D*** chante avec elle en partie et même accompagne quelquefois de quelques pas gracieux les airs de danse des Cosaques. Ce spectacle national, ce concert impromptu, suspend les conversations d'une manière amusante, aussi les heures de la nuit et du jour s'écoulent-elles pour nous comme des instants.
Les vrais modèles du bon goût et des manières sociables ne se trouvent que dans les pays aristocratiques. Là, personne ne songe à se donner l'air comme il faut; et c'est l'air comme il faut qui gâte la société dans les lieux sujets aux parvenus. Chez les aristocrates tous les gens qui se trouvent dans une chambre sont tout naturellement placés pour y entrer; destinés à se rencontrer tous les jours, ils s'habituent les uns aux autres: à défaut de sympathie, l'intimité établit entre eux l'aisance, même la confiance; on s'entend à demi mot, chacun reconnaît sa manière de penser dans le langage de tous. On s'arrange les uns des autres pour la vie entière, et cette résignation se change en plaisir; des voyageurs destinés à rester longtemps ensemble, s'entendent mieux que ceux qui ne se rencontrent que pour un moment. De l'harmonie obligée naît la politesse générale qui n'exclut pas la variété: les esprits gagnent à ne marquer leur diversité que par des nuances délicates et l'élégance du discours embellit tout sans nuire à rien, car la vérité des sentiments ne perd rien aux sacrifices qu'exige la délicatesse des expressions. Ainsi grâce à la sécurité qui s'établit dans toute société exclusive, la gêne disparaît et la conversation sans grossièreté devient d'une facilité, d'une liberté ravissante.
Autrefois en France chaque classe de citoyens pouvait jouir de cet avantage; c'était le temps de la bonne causerie. Nous avons perdu ce plaisir par beaucoup de raisons que je ne prétends pas déduire ici, mais surtout par le mélange abusif des hommes de tous états.
Ces hommes se réunissent par vanité au lieu de se chercher par plaisir. Depuis que tout le monde est partout, il n'y a de liberté nulle part, et l'aisance des manières est perdue en France. La gravité, la roideur anglaise, l'ont remplacée, c'est une arme indispensable dans une société mêlée. Mais pour apprendre à s'en servir les Anglais du moins n'ont rien sacrifié, tandis que nous avons perdu des agréments qui faisaient le charme de la vie chez nous. Un homme qui croit ou qui pense à faire croire qu'il est de bonne compagnie parce qu'on le voit dans tel ou tel salon, ne peut plus être un homme aimable, un causeur amusant. La délicatesse réelle est une chose bonne en soi, la délicatesse imitée est une chose mauvaise comme toute affectation.
Notre société nouvelle est fondée sur des idées d'égalité démocratique, et ces idées nous ont apporté l'ennui en guise de nos plaisirs d'autrefois. Ce qui rend la conversation agréable, ce n'est pas de connaître beaucoup de monde, c'est de bien choisir et de bien connaître les personnes qu'on voit habituellement: la société n'est que le moyen; le but est l'intimité. La vie sociale, pour être douce, impose aux individus des freins très-puissants. Dans le monde des salons comme dans les arts, le cheval échappé gâte tout; j'aime le cheval de race, mais quand on est parvenu à le brider et à le dresser; la sauvagerie indomptable n'est pas une force, elle dénote quelque chose d'incomplet dans l'organisation, et ce défaut physique se communique à l'âme. Un jugement sain est la récompense des passions réprimées.
Les intelligences qui produisent des chefs-d'œuvre ont mûri à l'abri d'une civilisation qu'elles n'ont jamais cessé de respecter, et à laquelle elles doivent le plus précieux de tous leurs avantages, l'équilibre. Rousseau, ce puissant démolisseur, est pourtant conservateur quand il se plaît à la peinture de la vie bourgeoise en Suisse, ou quand il explique l'Évangile aux philosophes incrédules et cyniques qui l'ébranlent et le déconcertent sans le convaincre.
Nos dames russes ont admis dans leur petit cercle, un négociant français qui se trouve parmi les passagers. C'est un homme d'un âge plus que mûr, homme à grandes entreprises, à bateaux à vapeur, à chemins de fer, à prétentions de ci-devant jeune homme, un homme à sourires agréables, à mines gracieuses, à grimaces séduisantes, à gestes bourgeois, à idées arrêtées, à discours préparés: du reste bon diable, causant volontiers et même bien, quand il parle de ce qu'il sait à fond; spirituel, amusant, suffisant; mais tournant facilement à la sécheresse.
Il va en Russie pour électriser quelques esprits en faveur des grandes entreprises industrielles; il voyage dans l'intérêt de plusieurs maisons de commerce françaises, qui se sont associées, dit-il, pour atteindre ce but intéressant, et sa tête, quoique remplie de graves idées commerciales, a place encore pour toutes les romances, chansons et petits couplets à la mode à Paris depuis vingt ans. Avant d'être négociant il a été lancier, et il a conservé de son premier métier des attitudes de beau de garnison assez plaisantes. Il ne parle aux Russes que de la supériorité des Français en tous genres, mais son amour-propre est trop en dehors pour devenir offensant: on en rit, c'est tout ce qu'on lui doit.
Il nous chante le vaudeville en faisant aux femmes des œillades galantes, il déclame la Parisienne et la Marseillaise, en se drapant d'un air théâtral dans son manteau: son répertoire quelque peu grivois amuse beaucoup nos étrangères. Elles croient faire un voyage à Paris, le mauvais ton français ne les frappe nullement, parce qu'elles n'en connaissent ni la source, ni la portée; ce langage dont la vraie signification leur échappe ne peut les effaroucher; d'ailleurs les personnes vraiment de bonne compagnie sont toujours les plus difficiles à blesser: le soin de leur réhabilitation ne les oblige pas de se gendarmer à tout propos.
Le vieux prince K*** et moi, nous rions sous cape de tout ce qu'on leur fait écouter; elles rient de leur côté avec l'innocence de personnes tout à fait ignorantes, et qui ne peuvent savoir où finit le bon goût, où commence le mauvais en France dans la conversation légère.
Le mauvais ton commence dès qu'on pense à l'éviter; c'est à quoi ne pensent jamais des personnes parfaitement sûres d'elles-mêmes.
Quand la gaîté de l'ex-lancier devient un peu trop vive, les dames russes la calment en chantant à leur tour ces airs nationaux si nouveaux pour nous et dont la mélancolie et l'originalité me charment. C'est surtout la savante marche de l'harmonie qui me frappe dans ces chants antiques; on sent qu'ils viennent de loin.