—Ne croyez-vous pas, prince,» repris-je, «que cet instinct de réalité que vous attribuez au grand romancier tient à ce qu'il est souvent commun? Que de détails superflus! que de dialogues vulgaires!… Et malgré cela ce qu'il y a de plus exact dans ses peintures, c'est l'habit de ses personnages et leur chambre.
—Ah! je défends mon Walter Scott,» s'écria le prince K***, «je ne permets pas qu'on insulte un écrivain si amusant.
—C'est justement le genre de mérite que je lui refuse,» repris-je, «un romancier qui a besoin d'un volume pour préparer une scène est tout autre chose qu'amusant. Walter Scott est bien heureux d'être venu à une époque où l'on ne sait plus ce que c'est que de s'amuser.
—Comme il peint le cœur humain,» s'écria le prince D*** (car tout le monde était contre moi).
—Oui,» répliquai-je, «pourvu qu'il ne le fasse point parler; car l'expression lui manque dès qu'il touche aux sentiments passionnés et sublimes; il dessine admirablement les caractères par l'action, car il a plus d'habileté, plus d'observation que d'éloquence; talent philosophique et profond, esprit méthodique et calculateur, il est venu dans son temps et il en a merveilleusement résumé les idées les plus vulgaires, et par conséquent les plus en vogue.
—Le premier il a résolu d'une manière satisfaisante le difficile problème du roman historique: vous ne pouvez lui refuser ce mérite,» ajouta le prince K***.
—C'est le cas d'appliquer le mot: je voudrais que ce fût impossible!» repris-je; «que de notions fausses ont été répandues dans la foule des lecteurs peu érudits par le mélange de l'histoire et du roman!!! Cet alliage est toujours pernicieux, et quoi que vous en puissiez dire, il ne me paraît guère amusant… Quant à moi j'aime mieux, même pour me divertir, lire M. Augustin Thierry que toutes les fables inventées sur des personnages connus… Je vous demande pardon de cet éloge, peu digne d'un si grave écrivain, mais son nom s'est trouvé dans ma pensée comme y serait venu celui d'Hérodote qui ne laisse pas que d'être amusant aussi.
—Si c'est affaire de goût,» interrompit le prince K***, en souriant, «nous n'en disputerons pas plus longtemps.»
Là-dessus, il prend mon bras pour se lever, et me prie de l'aider à descendre vers sa cabine, où il me fait asseoir, et me dit à voix très-basse: «Nous sommes seuls: vous aimez l'histoire; voici un fait d'un ordre plus relevé que celui que je viens de vous conter; c'est à vous seul que je le dis, car devant des Russes on ne peut pas parler d'histoire!… Vous savez,» recommence le prince K***, «que Pierre-le-Grand, après beaucoup d'hésitation, détruisit le patriarcat de Moscou pour réunir sur sa tête la tiare à la couronne. Ainsi, l'autocratie politique usurpa ouvertement la toute-puissance spirituelle, qu'elle convoitait et contrariait depuis longtemps; union monstrueuse, aberration unique parmi les nations de l'Europe moderne. La chimère des papes au moyen âge est aujourd'hui réalisée dans un empire de soixante millions d'hommes, en partie hommes de l'Asie qui ne s'étonnent de rien, et qui ne sont nullement fâchés de retrouver un grand Lama dans leur Czar.
«L'Empereur Pierre veut épouser Catherine la vivandière. Pour accomplir ce vœu suprême, il faut commencer par trouver une famille à la future Impératrice. On va lui chercher en Lithuanie, je crois, ou en Pologne, un gentilhomme obscur, qu'on commence par déclarer grand seigneur d'origine, et que l'on baptise ensuite du titre de frère de la souveraine élue.
«Le despotisme russe, non-seulement compte les idées, les sentiments pour rien, mais il refait les faits, il lutte contre l'évidence et triomphe dans la lutte!!! car l'évidence n'a pas d'avocat chez nous, non plus que la justice, lorsqu'elles gênent le pouvoir.»
Je commençais à m'effrayer de la langue hardie du prince K***.
Singulier pays que celui qui ne produit que des esclaves qui reçoivent à genoux l'opinion qu'on leur fait, des espions qui n'en ont aucune, afin de mieux saisir celle des autres, ou des moqueurs qui exagèrent le mal; autre manière très-fine d'échapper au coup d'œil observateur des étrangers; mais cette finesse même devient un aveu; car chez quel autre peuple a-t-on jamais cru nécessaire d'y avoir recours? Tandis que ces réflexions me passaient par l'esprit, le prince poursuivait le cours de ses observations philosophiques: il a été élevé à Rome, et penche vers la religion catholique, comme tout ce qui a de l'indépendance d'esprit et de la piété en Russie.
«Le peuple et même les grands, résignés spectateurs de cette guerre à la vérité, en supportent le scandale, parce que le mensonge du despote, quelque grossière que soit la feinte, paraît toujours une flatterie à l'esclave. Les Russes, qui souffrent tant de choses, ne souffriraient pas la tyrannie, si le tyran ne faisait humblement semblant de les croire dupes de sa politique. La dignité humaine, abîmée sous le gouvernement absolu, se prend à la moindre branche qu'elle peut saisir dans le naufrage: l'humanité veut bien se laisser dédaigner, bafouer, mais elle ne veut pas se laisser dire en termes explicites qu'on la dédaigne et qu'on la bafoue. Outragée par les actions, elle se sauve dans les paroles. Le mensonge est si avilissant, que forcer le tyran à l'hypocrisie, c'est une vengeance qui console la victime. Misérable et dernière illusion du malheur, qu'il faut pourtant respecter de peur de rendre le serf encore plus vil et le despote encore plus fou!…
«Il existait une ancienne coutume, d'après laquelle, dans les processions solennelles, le patriarche de Moscou faisait marcher à ses côtés les deux plus grands seigneurs de l'Empire. Au moment du mariage, le czar-pontife résolut de choisir pour acolytes dans le cortége de cérémonie, d'un côté un boyard fameux, et de l'autre le nouveau beau-frère qu'il venait de se créer; car en Russie la puissance souveraine fait plus que des grands seigneurs, elle suscite des parents à qui n'en avait point; elle traite les familles comme des arbres qu'un jardinier peut élaguer, arracher, ou sur lesquels il peut greffer tout ce qu'il veut. Chez nous le despotisme est plus fort que nature, l'Empereur est non-seulement le représentant de Dieu, il est la puissance créatrice elle-même; puissance plus étendue que celle de notre Dieu; car celui-ci ne fait que l'avenir, tandis que l'Empereur refait le passé! La loi n'a point d'effet rétroactif, le caprice du despote en a un.
«Le personnage que Pierre voulait adjoindre au nouveau frère de l'Impératrice était le plus grand seigneur de Moscou, et, après le Czar, le principal personnage de l'Empire; il s'appelait le prince Romodanowski… Pierre lui fit dire par son premier ministre qu'il eût à se rendre à la cérémonie pour marcher à la procession à côté de l'Empereur, honneur que le boyard partagerait avec le nouveau frère de la nouvelle Impératrice.
«C'est bien, répondit le prince, mais de quel côté le Czar veut-il que je me place?
«—Mon cher prince,» répond le ministre courtisan, «pouvez-vous le demander? Le beau-frère de Sa Majesté ne doit-il pas avoir la droite?
«—Je ne marcherai pas,» répond le fier boyard.
«Cette réponse rapportée au Czar, provoque un second message:
«Tu marcheras,» lui fait dire le tyran, un moment démasqué par la colère, «tu marcheras ou je te fais pendre!
«—Dites au Czar[14],» réplique l'indomptable Moscovite, «que je le prie de commencer par mon fils unique qui n'a que quinze ans; il se pourrait que cet enfant, après m'avoir vu périr, consentît par peur à marcher à la gauche du souverain, tandis que je suis assez sûr de moi pour ne jamais faire honte au sang des Romodanowski, ni avant ni après l'exécution de mon enfant.»